
Madame, dit-il, pour obéir à votre commandement, et vous apprendre par quelle étrange aventure je suis devenu borgne de l’œil droit, il faut que je vous conte toute l’histoire de ma vie.
J’étais à peine hors de l’enfance, que le roi mon père (car vous saurez, madame, que je suis né prince), remarquant en moi beaucoup d’esprit, n’épargna rien pour le cultiver. Il appela auprès de moi tout ce qu’il y avait dans ses États de gens qui excellaient dans les sciences et dans les beaux-arts.
Je ne sus pas plutôt lire et écrire, que j’appris par cœur l’Alcoran tout entier, ce livre admirable, qui contient le fondement, les préceptes et la règle de notre religion. Et afin de m’en instruire à fond, je lus les ouvrages des auteurs les plus approuvés, et qui l’ont éclairci par leurs commentaires. J’ajoutai à cette lecture la connaissance de toutes les traductions recueillies de la bouche de nos prophètes par les grands hommes ses contemporains. Mais une chose que j’aimais beaucoup, et à quoi je réussissais principalement, c’était à former les caractères de notre langue arabe. J’y fis tant de progrès, que je surpassai tous les maîtres écrivains de notre royaume qui s’étaient acquis le plus de réputation.
La renommée me fit plus d’honneur que je ne méritais. Elle ne se contenta pas de semer le bruit de mes talents dans les États du roi mon père, elle le porta jusqu’à la cour des Indes, dont le puissant monarque, curieux de me voir, envoya un ambassadeur avec de riches présents, pour me demander à mon père, qui fut ravi de cette ambassade pour plusieurs raisons. Je partis donc avec l’ambassadeur, mais avec peu d’équipage, à cause de la longueur et de la difficulté des chemins.

Il y avait un mois que nous étions en marche, lorsque nous découvrîmes de loin un gros nuage de poussière, sous lequel nous vîmes bientôt paraître cinquante cavaliers bien armés. C’étaient des voleurs qui venaient à nous au grand galop.
Scheherazade, étant en cet endroit, aperçut le jour, et en avertit le sultan, qui se leva; mais voulant savoir ce qui se passerait entre les cinquante cavaliers et l’ambassadeur des Indes, ce prince attendit la nuit suivante impatiemment.
XXXIVE NUIT
Il était presque jour lorsque Scheherazade reprit de cette manière l’histoire du second Calender:
Madame, poursuivit le Calender en parlant toujours à Zobéide, comme nous avions dix chevaux chargés de notre bagage et des présents que je devais faire au sultan des Indes de la part du roi mon père, et que nous étions peu de monde, vous jugez bien que ces voleurs ne manquèrent pas de venir à nous hardiment. Nous n’étions pas en état de repousser la force par la force. L’ambassadeur fut tué, je fus blessé et je ne dus mon salut qu’à une prompte fuite…
XXXVE NUIT
Dinarzade ne manqua pas d’appeler la sultane de meilleure heure que le jour précédent, et Scheherazade continua dans ces termes le conte du second Calender:
Me voilà donc, madame, dit le Calender, seul, blessé, destitué de tout secours, dans un pays qui m’était inconnu. Je n’osais reprendre le grand chemin, de peur de retomber entre les mains de ces voleurs. Au bout d’un mois de marche, je découvris une grande ville très-peuplée, et située d’autant plus avantageusement qu’elle était arrosée, aux environs, par plusieurs rivières, et qu’il y régnait un printemps perpétuel.
Les objets agréables qui se présentèrent alors à mes yeux me causèrent de la joie, et suspendirent pour quelques moments la tristesse mortelle où j’étais de me voir en l’état où je me trouvais. J’avais le visage, les mains et les pieds d’une couleur basanée, car le soleil me les avait brûlés; à force de marcher, ma chaussure s’était usée, et j’avais été réduit à marcher nu-pieds; outre cela, mes habits étaient tout en lambeaux.
J’entrai dans la ville pour prendre langue, et m’informer du lieu où j’étais; je m’adressai à un tailleur qui travaillait à sa boutique. A ma jeunesse, et à mon air qui marquait autre chose que je ne paraissais, il me fit asseoir près de lui. Il me demanda qui j’étais, d’où je venais, et ce qui m’avait amené. Je ne lui déguisai rien de tout ce qui m’était arrivé, et je ne fis pas même difficulté de lui découvrir ma condition.
Le tailleur m’écouta avec attention; mais lorsque j’eus achevé de parler, au lieu de me donner de la consolation, il augmenta mes chagrins. Gardez-vous bien, me dit-il, de faire confidence à personne de ce que vous venez de m’apprendre, car le prince qui règne en ces lieux est le plus grand ennemi qu’ait le roi votre père, et il vous ferait sans doute quelque outrage, s’il était informé de votre arrivée en cette ville. Je ne doutai point de la sincérité du tailleur, quand il m’eut nommé le prince. Mais comme l’inimitié qui est entre mon père et lui n’a pas de rapport avec mes aventures, vous trouverez bon, madame, que je la passe sous silence.
Je remerciai le tailleur de l’avis qu’il me donnait, et lui témoignai que je m’en remettais entièrement à ses bons conseils. Comme il jugea que je ne devais pas manquer d’appétit, il me fit apporter à manger, et m’offrit même un logement chez lui; ce que j’acceptai.
Quelques jours après mon arrivée, remarquant que j’étais assez remis de la fatigue du long et pénible voyage que je venais de faire, et n’ignorant pas que la plupart des princes de notre religion, par précaution contre les revers de la fortune, apprennent quelque art ou métier pour s’en servir en cas de besoin, il me demanda si j’en savais quelqu’un dont je pusse vivre sans être à charge à personne. Je lui répondis que je savais l’un et l’autre droit, que j’étais grammairien, poëte, et surtout que j’écrivais parfaitement bien. Avec tout ce que vous venez de dire, répliqua-t-il, vous ne gagnerez pas dans ce pays-ci de quoi vous avoir un morceau de pain. Si vous voulez suivre mon conseil, ajouta-t-il, vous prendrez un habit court, et comme vous paraissez robuste et d’une bonne constitution, vous irez dans la forêt prochaine faire du bois à brûler; vous viendrez l’exposer en vente à la place, et je vous assure que vous vous ferez un petit revenu dont vous vivrez indépendamment de personne. La crainte d’être reconnu, et la nécessité de vivre, me déterminèrent à prendre ce parti, malgré la bassesse et la peine qui y étaient attachées.
Dès le jour suivant, le tailleur m’acheta une cognée et une corde, avec un habit court; et me recommandant à de pauvres habitants qui gagnaient leur vie de la même manière, il les pria de me mener avec eux. Ils me conduisirent à la forêt; et dès le premier jour j’en rapportai sur ma tête une grosse charge de bois, que je vendis une demi-pièce de monnaie d’or du pays; car quoique la forêt ne fût pas éloignée, le bois, néanmoins, ne laissait pas d’être cher en cette ville, à cause du peu de gens qui se donnaient la peine d’en aller couper. En peu de temps je gagnai beaucoup, et je rendis au tailleur l’argent qu’il avait avancé pour moi.
Il y avait déjà plus d’une année que je vivais de cette sorte, lorsqu’un jour, ayant pénétré dans la forêt plus avant que de coutume, j’arrivai dans un endroit fort agréable, où je me mis à couper du bois. En arrachant une racine d’arbre, j’aperçus un anneau de fer attaché à une trappe de même métal. J’ôtai aussitôt la terre qui la couvrait; je la levai, et je vis un escalier par où je descendis avec ma cognée.

Quand je fus au bas de l’escalier, je me trouvai dans un vaste palais, qui me causa une grande admiration par la lumière qui l’éclairait, comme s’il eût été sur la terre dans l’endroit le mieux exposé. Je m’avançai par une galerie soutenue de colonnes de jaspe avec des vases et des chapiteaux d’or massif; mais voyant venir au-devant de moi une dame, elle me parut avoir un air si noble et si aisé, et une beauté si extraordinaire, que, détournant mes yeux de tout autre objet, je m’attachai uniquement à la regarder.
XXXVIE NUIT
Le second Calender, continua la sultane, poursuivant son histoire:
Pour épargner à la belle dame, dit-il, la peine de venir jusqu’à moi, je me hâtai de la joindre; et dans le temps que je lui faisais une profonde révérence, elle me dit: Qui êtes-vous? êtes-vous homme ou génie? Je suis homme, madame, lui répondis-je en me relevant, et je n’ai point de commerce avec les génies. Par quelle aventure, reprit-elle avec un grand soupir, vous trouvez-vous ici? Il y a vingt-cinq ans que j’y demeure, et pendant ce temps-là, je n’y ai pas vu d’autre homme que vous.
Sa grande beauté, sa douceur et l’honnêteté avec laquelle elle me recevait, me donnèrent la hardiesse de lui dire: Madame, avant que j’aie l’honneur de satisfaire votre curiosité, permettez-moi de vous dire que je me sais un gré infini de cette rencontre imprévue, qui m’offre l’occasion de me consoler dans l’affliction où je suis, et peut-être celle de vous rendre plus heureuse que vous n’êtes. Je lui racontai fidèlement par quel étrange accident elle voyait en ma personne le fils d’un roi, dans l’état où je paraissais en sa présence, et comment le hasard avait voulu que je découvrisse l’entrée de la prison magnifique où je la trouvais, mais ennuyeuse, selon toutes les apparences.
Hélas! prince, dit-elle en soupirant encore, vous avez bien raison de croire que cette prison si riche et si pompeuse ne laisse pas d’être un séjour fort ennuyeux. Les lieux les plus charmants ne sauraient plaire lorsqu’on y est contre sa volonté. Il n’est pas possible que vous n’ayez jamais entendu parler du grand Épitimarus, roi de l’île d’Ébène, ainsi nommée à cause de ce bois précieux qu’elle produit si abondamment. Je suis la princesse sa fille.
Le roi mon père m’avait choisi pour époux un prince qui était mon cousin; mais la première nuit de mes noces, au milieu des réjouissances de la cour et de la capitale du royaume de l’île d’Ébène, un génie m’enleva. Je m’évanouis en ce moment, je perdis toute connaissance; et lorsque j’eus repris mes esprits, je me trouvai dans ce palais. J’ai été longtemps inconsolable; mais le temps et la nécessité m’ont accoutumée à voir et à souffrir le génie. Il y a vingt-cinq ans, comme je vous l’ai déjà dit, que je suis dans ce lieu, où je puis dire que j’ai à souhait tout ce qui est nécessaire à la vie, et tout ce qui peut contenter une princesse qui n’aimerait que les parures et les ajustements.
De dix jours en dix jours, continua la princesse, le génie vient me voir, il n’y vient jamais plus souvent. Cependant, si j’ai besoin de lui, soit de jour, soit de nuit, je n’ai pas plutôt touché un talisman qui est à l’entrée de ma chambre, que le génie paraît. Il y a aujourd’hui quatre jours qu’il est venu, ainsi je ne l’attends que dans six. C’est pourquoi vous en pourrez demeurer cinq avec moi, pour me tenir compagnie, si vous le voulez bien, et je tâcherai de vous régaler selon votre qualité et votre mérite.
Je me serais estimé trop heureux d’obtenir une si grande faveur en la demandant, pour la refuser après une offre si obligeante. La princesse me fit entrer dans un bain, le plus propre, le plus commode et le plus somptueux que l’on puisse s’imaginer; et lorsque j’en sortis, à la place de mon habit, j’en trouvai un autre très-riche, que je pris moins pour sa richesse que pour me rendre plus digne d’être avec elle.
Nous nous assîmes sur un sofa garni d’un superbe tapis, et de coussin d’appui, du plus beau brocart des Indes; et quelque temps après, elle mit sur une table des mets très-délicats. Nous mangeâmes ensemble, et nous passâmes le reste de la journée très-agréablement.
Le lendemain, comme elle cherchait tous les moyens de me faire plaisir, elle me servit au dîner une bouteille de vin vieux, le plus excellent que l’on puisse goûter; et elle voulut bien, par complaisance, en boire quelques coups avec moi. Quand j’eus la tête échauffée de cette liqueur agréable: Belle princesse, lui dis-je, il y a trop longtemps que vous êtes enterrée toute vive; suivez-moi, venez jouir de la clarté du véritable jour, dont vous êtes privée depuis tant d’années. Abandonnez la fausse position dont vous jouissez ici.
Prince, me répondit-elle en souriant, laissez là ce discours dépourvu de toute raison. Ce que vous me demandez est impossible. Princesse, repris-je, je vois bien que la crainte du génie vous fait tenir ce langage. Pour moi, je le redoute si peu, que je vais mettre son talisman en pièces avec le grimoire qui est écrit dessus. Qu’il vienne alors, je l’attends. Quelque brave, quelque redoutable qu’il puisse être, je lui ferai sentir le poids de mon bras. Je fais le serment d’exterminer tout ce qu’il y a de génies au monde, et lui le premier. La princesse, qui en savait la conséquence, me conjura de ne pas toucher au talisman. Ce serait le moyen, me dit-elle, de nous perdre vous et moi. Je connais les génies mieux que vous ne les connaissez. Les vapeurs du vin ne me permirent pas de goûter les raisons de la princesse; je donnai du pied dans le talisman et le mis en plusieurs morceaux…
XXXVIIE NUIT
Le talisman ne fut pas plutôt rompu, continua le Calender, que le palais s’ébranla, prêt à s’écrouler, avec un bruit effroyable et pareil à celui du tonnerre, accompagné d’éclairs redoublés et d’une grande obscurité. Ce fracas épouvantable dissipa en un moment les fumées du vin, et me fit connaître, mais trop tard, la faute que j’avais faite. Princesse, m’écriai-je, que signifie ceci? Elle me répondit tout effrayée, et sans penser à son propre malheur: Hélas! c’est fait de vous, si vous ne vous sauvez.
Je suivis son conseil; et mon épouvante fut si grande que j’oubliai ma cognée et mes babouches. J’avais à peine gagné l’escalier par où j’étais descendu, que le palais enchanté s’entr’ouvrit, et fit un passage au génie. Il demanda en colère à la princesse: Que vous est-il arrivé? et pourquoi m’appelez-vous? Un mal de cœur, lui répondit la princesse, m’a obligée d’aller chercher la bouteille que vous voyez; j’en ai bu deux ou trois coups; par malheur j’ai fait un faux pas, et je suis tombée sur le talisman, qui s’est brisé. Il n’y a pas autre chose.
A cette réponse, le génie furieux lui dit: Vous êtes une impudente, une menteuse. La cognée et les babouches que voilà, pourquoi se trouvent-elles ici? Je ne les ai jamais vues qu’en ce moment, reprit la princesse. De l’impétuosité dont vous êtes venu, vous les avez peut-être enlevées avec vous, en passant par quelque endroit, et vous les avez apportées sans y prendre garde.
Le génie ne repartit que par des injures et par des coups dont j’entendis le bruit. Je n’eus pas la fermeté d’ouïr les pleurs et les cris pitoyables de la princesse, maltraitée d’une manière si cruelle. J’avais déjà quitté l’habit qu’elle m’avait fait prendre, et repris le mien que j’avais porté sur l’escalier le jour précédent, à la sortie du bain.
Il est vrai, disais-je, qu’elle est prisonnière depuis vingt-cinq ans; mais, la liberté à part, elle n’avait rien à désirer pour être heureuse. Mon emportement met fin à son bonheur et la soumet à la cruauté d’un démon impitoyable.
Le tailleur, mon hôte, marqua une grande joie de me revoir. Votre absence, me dit-il, m’a causé une grande inquiétude, à cause du secret de votre naissance que vous m’avez confié. Je ne savais ce que je devais penser, et je craignais que quelqu’un ne vous eût reconnu. Dieu soit loué de votre retour! Je le remerciai de son zèle et de son affection; mais je ne lui communiquai rien de ce qui m’était arrivé, ni de la raison pourquoi je retournais sans cognée et sans babouches. Je me retirai dans ma chambre, où je me reprochai mille fois l’excès de mon imprudence. Rien, me disais-je, n’aurait égalé le bonheur de la princesse et le mien, si j’eusse pu me contenir et que je n’eusse pas brisé le talisman.
Pendant que je m’abandonnais à ces pensées affligeantes, le tailleur entra, et me dit: Un vieillard que je ne connais pas vient d’arriver avec votre cognée et vos babouches qu’il a trouvées en son chemin, à ce qu’il dit. Il a appris de vos camarades, qui vont au bois avec vous, que vous demeuriez ici. Venez lui parler, il veut vous les rendre en main propre.
A ce discours, je changeai de couleur et tout le corps me trembla. Le tailleur m’en demandait le sujet, lorsque le pavé de ma chambre s’entr’ouvrit. Le vieillard, qui n’avait pas eu la patience d’attendre, parut, et se présenta à nous avec la cognée et les babouches. C’était le génie ravisseur de la belle princesse de l’île d’Ébène, qui s’était ainsi déguisé, après l’avoir traitée avec la dernière barbarie. Je suis génie, nous dit-il, fils de la fille d’Éblis, prince des génies. N’est-ce pas là ta cognée? ajouta-t-il en s’adressant à moi; ne sont-ce pas là tes babouches?…
XXXVIIIE NUIT
Le jour suivant Scheherazade se mit à raconter de cette sorte l’histoire du second Calender:
Le Calender, continuant de parler à Zobéide:
Madame, dit-il, le génie m’ayant fait cette question, ne me donna pas le temps de lui répondre, et je ne l’aurais pu faire, tant sa présence affreuse m’avait mis hors de moi-même. Il me prit par le milieu du corps, me traîna hors de la chambre; et s’élançant dans l’air, m’enleva jusqu’au ciel avec tant de force et de vitesse, que je m’aperçus plutôt que j’étais monté si haut, que du chemin qu’il m’avait fait faire en peu de moments. Il fondit de même vers la terre; et l’ayant fait entr’ouvrir en frappant du pied, il s’y enfonça, et aussitôt je me trouvai dans le palais enchanté, devant la belle princesse de l’île d’Ébène. Mais, hélas! quel spectacle! je vis une chose qui me perça le cœur. Cette princesse était tout en sang, étendue sur la terre, plus morte que vive, et les joues baignées de larmes.
Perfide, lui dit le génie en me montrant à elle, ne reconnais-tu pas cet homme? Elle jeta sur moi ses yeux languissants, et répondit tristement: Je ne le connais pas; jamais je ne l’ai vu qu’en ce moment. Quoi! reprit le génie, il est cause que tu es dans l’état où te voilà si justement, et tu oses dire que tu ne le connais pas! Si je ne le connais pas, repartit la princesse, voulez-vous que je fasse un mensonge qui soit la cause de sa perte? Hé bien! dit le génie en tirant un sabre, et le présentant à la princesse, si tu ne l’as jamais vu, prends ce sabre et lui coupe la tête. Hélas! dit la princesse, comment pourrais-je exécuter ce que vous exigez de moi? Mes forces sont tellement épuisées que je ne saurais lever les bras, et quand je le pourrais, aurais-je le courage de donner la mort à une personne que je ne connais point, à un innocent? Ce refus, dit alors le génie à la princesse, me fait connaître tout ton crime. Ensuite se tournant de mon côté: Et toi, me dit-il, ne la connais-tu pas?
Je répondis au génie: Comment la connaîtrais-je, moi qui ne l’ai jamais vue que cette seule fois? Si cela est, reprit-il, prends donc ce sabre et coupe lui la tête. C’est à ce prix que je te mettrai en liberté, et que je serai convaincu que tu ne l’as jamais vue qu’à présent, comme tu le dis. Très-volontiers, lui repartis-je. Je pris le sabre de sa main…
XXXIXE NUIT
Vous saurez, continua la sultane, que le Calender poursuivit ainsi. Je pris le sabre, et le jetant par terre: Je serais, dis-je au génie, éternellement blâmable devant tous les hommes, si j’avais la lâcheté de massacrer, je ne dis pas une personne que je ne connais point, mais même une dame comme celle que je vois, dans l’état où elle est, prête à rendre l’âme. Vous ferez de moi ce qu’il vous plaira, puisque je suis à votre discrétion; mais je ne puis obéir à votre commandement barbare.
Je vois bien, dit le génie, que vous me bravez l’un et l’autre; mais, par le traitement que je vous ferai, vous connaîtrez tous deux de quoi je suis capable. A ces mots, le monstre reprit le sabre, et coupa une des mains de la princesse, qui n’eut pas le temps de me faire un signe de l’autre, pour me dire un éternel adieu; car le sang qu’elle avait déjà perdu, et celui qu’elle perdit alors, ne lui permirent pas de vivre plus d’un moment ou deux après cette dernière cruauté, dont le spectacle me fit évanouir.
Lorsque je fus revenu à moi, je me plaignis au génie de ce qu’il me faisait languir dans l’attente de la mort. Frappez, lui dis-je, je suis prêt à recevoir le coup mortel; je l’attends de vous comme la plus grande grâce que vous me puissiez faire. Mais au lieu de me l’accorder: Voilà, me dit-il, de quelle sorte les génies se vengent, la princesse t’a reçu ici, je pourrais te faire périr en un moment; mais je me contenterai de te changer en chien, en âne, en lion, ou en oiseau. Choisis un de ces changements; je veux bien te laisser maître du choix.
Ces paroles me donnèrent quelque espérance de le fléchir. O génie! lui dis-je, modérez votre colère; et puisque vous ne voulez pas m’ôter la vie, accordez-la-moi généreusement. Je me souviendrai toujours de votre clémence.
Tout ce que je puis faire pour toi, me dit le génie, c’est de ne te pas ôter la vie; ne te flatte pas que je te renvoie sain et sauf. Il faut que je te fasse sentir ce que je puis par mes enchantements. A ces mots il se saisit de moi avec violence, et m’emportant au travers de la voûte du palais souterrain, qui s’entr’ouvrit pour lui faire un passage, il m’enleva si haut, que la terre ne me parut qu’un petit nuage blanc. De cette hauteur, il se lança vers la terre comme la foudre, et prit pied sur la cime d’une montagne.
Là, il amassa une poignée de terre, prononça ou plutôt marmotta dessus certaines paroles, auxquelles je ne compris rien; et la jetant sur moi: Quitte, me dit-il, la figure d’homme, et prends celle de singe. Il disparut aussitôt, et je demeurai seul, changé en singe, accablé de douleur, dans un pays inconnu, ne sachant si j’étais près ou éloigné des États du roi mon père.
Je descendis du haut de la montagne, j’entrai dans un plat pays, dont je ne trouvai l’extrémité qu’au bout d’un mois que j’arrivai au bord de la mer. Elle était alors dans un grand calme; et j’aperçus un vaisseau à une demi-lieue de terre. Pour ne pas perdre une si belle occasion, je rompis une grosse branche d’arbre, je la tirai après moi dans la mer, et me mis dessus, jambe deçà, jambe delà, avec un bâton à chaque main, pour me servir de rames.
Je voguai dans cet état, et m’avançai vers le vaisseau. Quand j’en fus assez près pour être reconnu, je donnai un spectacle fort extraordinaire aux matelots et aux passagers qui parurent sur le tillac. Ils me regardaient tous avec une grande admiration. Cependant j’arrivai à bord; et me prenant à un cordage, je grimpai sur le tillac. Mais comme je ne pouvais parler, je me trouvai dans un terrible embarras. En effet, le danger que je courus alors ne fut pas moins grand que celui d’avoir été à la discrétion du génie.
Les marchands, superstitieux et scrupuleux, crurent que je porterais malheur à leur navigation si on me recevait; c’est pourquoi l’un dit: Je vais l’assommer d’un coup de maillet. Un autre: Je veux lui passer une flèche au travers du corps. Un autre: Il faut le jeter à la mer. Quelqu’un n’aurait pas manqué de faire ce qu’il disait, si, me rangeant du côté du capitaine, je ne m’étais pas prosterné à ses pieds; mais le prenant par son habit, dans la posture de suppliant, il fut tellement touché de cette action et des larmes qu’il vit couler de mes yeux, qu’il me prit sous sa protection, en menaçant de faire repentir celui qui me ferait le moindre mal. Il me fit même mille caresses. De mon côté, au défaut de la parole, je lui donnai par mes gestes toutes les marques de reconnaissance qu’il me fut possible.
Le vent qui succéda au calme ne fut pas fort; mais il fut favorable: il ne changea point durant cinquante jours, et il nous fit heureusement aborder au port d’une belle ville très-peuplée et d’un grand commerce, où nous jetâmes l’ancre. Elle était d’autant plus considérable, que c’était la capitale d’un puissant État.
Notre vaisseau fut bientôt environné d’une infinité de petits bateaux, remplis de gens qui venaient pour féliciter leurs amis sur leur arrivée, ou s’informer de ceux qu’ils avaient vus au pays d’où ils arrivaient, ou simplement par la curiosité de voir un vaisseau qui venait de loin.
Il arriva entre autres quelques officiers qui demandèrent à parler, de la part du sultan, aux marchands de notre bord. Les marchands se présentèrent à eux; et l’un des officiers prenant la parole, leur dit: Le sultan notre maître nous a chargés de vous témoigner qu’il a bien de la joie de votre arrivée, et de vous prier de prendre la peine d’écrire, sur le rouleau de papier que voici, quelques lignes de votre écriture.
Pour vous apprendre quel est son dessein, vous saurez qu’il avait un premier vizir, qui, avec une très-grande capacité dans le maniement des affaires, écrivait dans la dernière perfection. Ce ministre est mort depuis peu de jours. Le sultan en est fort affligé; et comme il ne regardait jamais les écritures de sa main sans admiration, il a fait un serment solennel de ne donner sa place qu’à un homme qui écrira aussi bien qu’il écrivait. Beaucoup de gens ont présenté de leur écriture; mais jusqu’à présent il ne s’est trouvé personne, dans l’étendue de cet empire, qui ait été jugé digne d’occuper la place du visir.
Ceux des marchands qui crurent assez bien écrire pour prétendre à cette haute dignité, écrivirent l’un après l’autre ce qu’ils voulurent. Lorsqu’ils eurent achevé, je m’avançai, et enlevai le rouleau de la main de celui qui le tenait. Tout le monde, et particulièrement les marchands qui venaient d’écrire, s’imaginant que je voulais le déchirer ou le jeter à la mer, firent de grands cris; mais ils se rassurèrent, quand ils virent que je tenais le rouleau fort proprement, et que je faisais signe de vouloir écrire à mon tour. Cela fit changer leur crainte en admiration. Néanmoins comme ils n’avaient jamais vu de singe qui sût écrire, et qu’ils ne pouvaient se persuader que je fusse plus habile que les autres, ils voulurent m’arracher le rouleau des mains; mais le capitaine prit encore mon parti. Laissez-le faire, dit-il; qu’il écrive. S’il ne fait que barbouiller le papier, je vous promets que je le punirai sur-le-champ; si, au contraire, il écrit bien, comme je l’espère, car je n’ai vu de ma vie un singe plus adroit et plus ingénieux, ni qui comprît mieux toutes choses, je déclare que je le reconnaîtrai pour mon fils. J’en avais un qui n’avait pas à beaucoup près tant d’esprit que lui.
Voyant que personne ne s’opposait plus à mon dessein, je pris la plume, et ne la quittai qu’après avoir écrit six sortes d’écritures usitées chez les Arabes; et chaque essai d’écriture contenait un distique ou un quatrain impromptu à la louange du sultan. Mon écriture n’effaçait pas seulement celle des marchands, j’ose dire qu’on n’en avait point vu de si belle jusqu’alors en ce pays-là. Quand j’eus achevé, les officiers prirent le rouleau et le portèrent au sultan.
XLE NUIT
Sire, poursuivit la sultane, le second Calender continua ainsi son histoire:
Le sultan ne fit aucune attention aux autres écritures; il ne regarda que la mienne, qui lui plut tellement, qu’il dit aux officiers: Prenez le cheval de mon écurie le plus beau et le plus richement harnaché, et une robe de brocart des plus magnifiques, pour revêtir la personne de qui sont ces six écritures, et amenez-la-moi.
A cet ordre du sultan, les officiers se mirent à rire. Ce prince, irrité de leur hardiesse, était prêt à les punir; mais ils lui dirent: Sire, nous supplions Votre Majesté de nous pardonner: ces écritures ne sont pas d’un homme, elles sont d’un singe. Que dites-vous? s’écria le sultan; ces écritures merveilleuses ne sont pas de la main d’un homme? Non, sire, répondit un des officiers; nous assurons Votre Majesté qu’elles sont d’un singe, qui les a faites devant nous. Le sultan trouva la chose trop surprenante pour n’être pas curieux de me voir. Faites ce que je vous ai commandé, leur dit-il; amenez-moi promptement un singe si rare.
Les officiers revinrent au vaisseau, et exposèrent leur ordre au capitaine, qui leur dit que le sultan était le maître. Aussitôt ils me revêtirent d’une robe de brocart très-riche, et me portèrent à terre, où ils me mirent sur le cheval du sultan, qui m’attendait dans son palais avec un grand nombre de personnes de sa cour, qu’il avait assemblées pour me faire plus d’honneur.
La marche commença. Le port, les rues, les places publiques, les fenêtres, les terrasses des palais et des maisons, tout était rempli d’une multitude innombrable de monde de l’un et de l’autre sexe et de tout âge, que la curiosité avait fait venir de tous les endroits de la ville pour me voir; car le bruit s’était répandu en un moment que le sultan venait de choisir un singe pour son grand vizir. Après avoir donné un spectacle si nouveau à tout ce peuple, qui par des cris redoublés ne cessait de marquer sa surprise, j’arrivai au palais du sultan.
Je trouvai ce prince assis sur son trône, au milieu des grands de sa cour. Je lui fis trois révérences profondes; et, à la dernière, je me prosternai, et baisai la terre devant lui. Je me mis ensuite sur mon séant en posture de singe. Toute l’assemblée ne pouvait se lasser de m’admirer, et ne comprenait pas comment il était possible qu’un singe sût si bien rendre aux sultans le respect qui leur est dû; et le sultan en était plus étonné que personne. Enfin, la cérémonie de l’audience eût été complète, si j’eusse pu ajouter la harangue à mes gestes; mais les singes ne parlèrent jamais, et l’avantage d’avoir été homme ne me donnait pas ce privilége.
Le sultan congédia ses courtisans, et il ne resta auprès de lui que le chef de ses eunuques, un petit esclave fort jeune, et moi. Il passa de la salle d’audience dans son appartement, où il se fit apporter à manger. Lorsqu’il fut à table, il me fit signe d’approcher et de manger avec lui. Pour lui marquer mon obéissance, je baisai la terre, je me levai et me mis à table. Je mangeai avec beaucoup de retenue et de modestie.
Avant que l’on desservît, j’aperçus une écritoire: je fis signe qu’on me l’approchât; et quand je l’eus, j’écrivis sur une grosse pêche des vers de ma façon, qui marquaient ma reconnaissance au sultan; et la lecture qu’il en fit, après que je lui eus présenté la pêche, augmenta son étonnement. La table levée, on lui apporta d’une boisson particulière, dont il me fit présenter un verre. Je bus, et j’écrivis dessus de nouveaux vers, qui expliquaient l’état où je me trouvais après de grandes souffrances. Le sultan les lut encore, et dit: Un homme qui serait capable d’en faire autant serait au-dessus des grands hommes.
Ce prince s’étant fait apporter un jeu d’échecs, me demanda, par signes, si j’y savais jouer, et si je voulais jouer avec lui. Je baisai la terre; et en portant la main sur ma tête, je marquai que j’étais prêt à recevoir cet honneur. Il me gagna la première partie; mais je gagnai la seconde et la troisième; et m’apercevant que cela lui faisait quelque peine, pour le consoler je fis un quatrain que je lui présentai. Je lui disais que deux puissantes armées s’étaient battues tout le jour avec beaucoup d’ardeur, mais qu’elles avaient fait la paix sur le soir, et qu’elles avaient passé la nuit ensemble fort tranquillement sur le champ de bataille.
Tant de choses paraissant au sultan fort au delà de tout ce qu’on avait jamais vu ou entendu de l’adresse et de l’esprit des singes, il ne voulut pas être le seul témoin de ces prodiges. Il avait une fille qu’on appelait Dame de Beauté. Allez, dit-il au chef des eunuques, qui était présent et attaché à cette princesse; allez, faites venir ici votre dame: je suis bien aise qu’elle ait part au plaisir que je prends.
Le chef des eunuques partit, et amena bientôt la princesse. Elle avait le visage découvert; mais elle ne fut pas plutôt dans la chambre, qu’elle se le couvrit promptement de son voile, en disant au sultan: Sire, il faut que Votre Majesté se soit oubliée. Je suis fort surprise qu’elle me fasse venir pour paraître devant les hommes. Comment donc, ma fille! répondit le sultan, vous n’y pensez pas vous-même. Il n’y a ici que le petit esclave, l’eunuque votre gouverneur, et moi, qui avons la liberté de vous voir le visage; néanmoins vous baissez votre voile, et vous me faites un crime de vous avoir fait venir ici. Sire, répliqua la princesse, Votre Majesté va connaître que je n’ai pas tort. Le singe que vous voyez, quoiqu’il ait la forme d’un singe, est un jeune prince, fils d’un grand roi. Il a été métamorphosé en singe par enchantement. Un génie, fils de la fille d’Éblis, lui a fait cette malice, après avoir cruellement ôté la vie à la princesse de l’île d’Ébène, fille du roi Épitimarus.
Le sultan, étonné de ce discours, se tourna de mon côté, et ne me parlant plus par signes, me demanda si ce que sa fille venait de dire était véritable. Comme je ne pouvais parler, je mis la main sur ma tête pour lui témoigner que la princesse avait dit la vérité. Ma fille, reprit alors le sultan, comment savez-vous que ce prince a été transformé en singe par enchantement? Sire, répondit la princesse Dame de Beauté, Votre Majesté peut se souvenir qu’au sortir de mon enfance, j’ai eu près de moi une vieille dame. C’était une magicienne très-habile; elle m’a enseigné soixante-dix règles de sa science, par la vertu de laquelle je pourrais, en un clin d’œil, faire transporter votre capitale au milieu de l’Océan, au delà du mont Caucase. Par cette science, je connais toutes les personnes qui sont enchantées, seulement à les voir; je sais qui elles sont, et par qui elles ont été enchantées: ainsi ne soyez pas surpris si j’ai d’abord démêlé ce prince au travers du charme qui l’empêche de paraître à vos yeux tel qu’il est naturellement. Ma fille, dit le sultan, je ne vous croyais pas si habile. Sire, répondit la princesse, ce sont des choses curieuses qu’il est bon de savoir; mais il m’a semblé que je ne devais pas m’en vanter. Puisque cela est ainsi, reprit le sultan, vous pourrez donc dissiper l’enchantement du prince? Oui, sire, repartit la princesse, je puis lui rendre sa première forme. Rendez-la-lui donc, interrompit le sultan; vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir, car je veux qu’il soit mon grand vizir, et qu’il vous épouse. Sire, dit la princesse, je suis prête à vous obéir en tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner…
XLIE NUIT
Voici de quelle manière, reprit la sultane, le Calender continua son discours:
La princesse Dame de Beauté alla dans son appartement, d’où elle apporta un couteau qui avait des mots hébreux gravés sur la lame. Elle nous fit descendre ensuite, le sultan, le chef des eunuques, le petit esclave et moi, dans une cour secrète du palais; et là, nous laissant sur une galerie qui régnait autour, elle s’avança au milieu de la cour, où elle décrivit un grand cercle, et y traça plusieurs mots en caractères arabes, anciens et autres, qu’on appelle caractères de Cléopâtre.
Lorsqu’elle eut achevé, et préparé le cercle de la manière qu’elle le souhaitait, elle se plaça et s’arrêta au milieu, où elle fit des adjurations, et récita des versets de l’Alcoran. Insensiblement l’air s’obscurcit, de sorte qu’il semblait qu’il fût nuit, et que la machine du monde allait se dissoudre. Nous nous sentîmes saisir d’une frayeur extrême, et cette frayeur augmenta encore quand nous vîmes tout à coup paraître le génie, fils de la fille d’Éblis, sous la forme d’un lion d’une grandeur épouvantable.
Dès que la princesse aperçut ce monstre, elle lui dit: Chien, au lieu de ramper devant moi, tu oses te présenter sous cette horrible forme, et tu crois m’épouvanter: Et toi, reprit le lion, tu ne crains pas de contrevenir au traité que nous avons fait et confirmé par un serment solennel de ne nous nuire ni faire aucun tort l’un à l’autre? Ah! maudit, répliqua la princesse, c’est à toi que j’ai ce reproche à faire. Tu vas, interrompit brusquement le lion, être payée de la peine que tu m’as donnée de venir. En disant cela, il ouvrit une gueule effroyable, et s’avança sur elle pour la dévorer. Mais elle, qui était sur ses gardes, fit un saut en arrière, eut le temps de s’arracher un cheveu; et, en prononçant deux ou trois paroles, elle le changea en un glaive tranchant, dont elle coupa le lion en deux par le milieu du corps.
Les deux parties du lion disparurent, et il ne resta que la tête, qui se changea en un gros scorpion. Aussitôt la princesse se changea en serpent, et livra un rude combat au scorpion, qui, n’ayant pas l’avantage, prit la forme d’un aigle, et s’envola. Mais le serpent prit alors celle d’un aigle noir plus puissant, et le poursuivit. Nous les perdîmes de vue l’un et l’autre.
Quelque temps après qu’ils eurent disparu, la terre s’entr’ouvrit devant nous, et il en sortit un chat noir et blanc, dont le poil était tout hérissé, et qui miaulait d’une manière effrayante. Un loup noir le suivit de près, et ne lui donna aucun relâche. Le chat, trop pressé, se changea en un ver, et se trouva près d’une grenade tombée par hasard d’un grenadier qui était planté sur le bord d’un canal assez profond, mais peu large. Ce ver perça la grenade en un instant, et s’y cacha. La grenade alors s’enfla et devint grosse comme une citrouille, et s’éleva sur le toit de la galerie, d’où, après avoir fait quelques tours en roulant, elle tomba dans la cour, et se rompit en plusieurs morceaux.
Le loup, qui pendant ce temps-là s’était transformé en coq, se jeta sur les grains de la grenade, et se mit à les avaler l’un après l’autre. Lorsqu’il n’en vit plus, il vint à nous les ailes étendues, en faisant un grand bruit, comme pour nous demander s’il n’y avait plus de grains. Il en restait un sur le bord du canal, dont il s’aperçut en se retournant. Il y courut vite; mais, dans le moment qu’il allait porter le bec dessus, le grain roula dans le canal, et se changea en petit poisson.
XLIIE NUIT
Scheherazade, pour satisfaire sa sœur, curieuse d’entendre la suite de toutes ces métamorphoses, rappela dans sa mémoire l’endroit où elle en était demeurée: et puis adressant la parole au sultan: Sire, dit-elle, le second Calender continua de cette sorte son histoire:
Le coq se jeta dans le canal, et se changea en un brochet qui poursuivit le petit poisson. Ils furent l’un et l’autre deux heures entières sous l’eau, et nous ne savions ce qu’ils étaient devenus, lorsque nous entendîmes des cris horribles qui nous firent frémir. Peu de temps après, nous vîmes le génie et la princesse tout en feu. Ils se lancèrent l’un contre l’autre des flammes par la bouche jusqu’à ce qu’ils vinrent à se prendre corps à corps. Alors les deux feux s’augmentèrent, et jetèrent une fumée épaisse et enflammée qui s’éleva fort haut. Nous craignîmes avec raison qu’elle n’embrasât tout le palais; mais nous eûmes bientôt un sujet de crainte beaucoup plus pressant; car le génie s’étant débarrassé de la princesse, vint jusqu’à la galerie où nous étions, et nous souffla des tourbillons de feu. C’était fait de nous, si la princesse, accourant à notre secours, ne l’eût obligé par ses cris à s’éloigner et à se garder d’elle. Néanmoins, quelque diligence qu’elle fit, elle ne put empêcher que le sultan n’eût la barbe brûlée et le visage gâté, que le chef des eunuques ne fût étouffé et consumé sur-le-champ, et qu’une étincelle n’entrât dans mon œil droit, et ne me rendît borgne. Le sultan et moi nous nous attendions à périr; mais bientôt nous entendîmes crier: Victoire! victoire! et nous vîmes tout à coup paraître la princesse sous sa forme naturelle, et le génie réduit en un monceau de cendres. La princesse s’approcha de nous; et pour ne pas perdre de temps, elle demanda une tasse pleine d’eau, qui lui fut apportée par le jeune esclave, à qui le feu n’avait fait aucun mal. Elle la prit, et après quelques paroles prononcées dessus, elle jeta l’eau sur moi, en disant: Si tu es singe par enchantement, change de figure, et prends celle d’homme, que tu avais auparavant. A peine eut-elle achevé ces mots, que je redevins homme, telque j’étais avant ma métamorphose, à un œil près.
Je me préparais à remercier la princesse; mais elle ne m’en donna pas le temps. Elle s’adressa au sultan son père, et lui dit: Sire, j’ai remporté la victoire sur le génie, comme Votre Majesté le peut voir; mais c’est une victoire qui me coûte cher. Il me reste peu de moments à vivre, et vous n’aurez pas la satisfaction de faire le mariage que vous méditiez. Le feu m’a pénétrée dans ce combat terrible, et je sens qu’il me consume peu à peu. Cela ne serait point arrivé, si je m’étais aperçue du dernier grain de la grenade, et que je l’eusse avalé comme les autres, lorsque j’étais changée en coq. Le génie s’y était réfugié comme en son dernier retranchement; et de là dépendait le succès du combat, qui aurait été heureux et sans danger pour moi. Cette faute m’a obligée de recourir au feu, et de combattre avec ces puissantes armes, comme je l’ai fait entre le ciel et la terre, et en votre présence. Malgré le pouvoir de son art redoutable et son expérience, j’ai fait connaître au génie que j’en savais plus que lui; je l’ai vaincu et réduit en cendres; mais je ne puis échapper à la mort qui s’approche…
XLIIIE NUIT
La nuit suivante, sitôt que la sultane fut éveillée, elle prit la parole, et poursuivit ainsi l’histoire du second Calender:
Le Calender, parlant toujours à Zobéide, lui dit: Madame, le sultan laissa la princesse Dame de Beauté achever le récit de son combat; et quand elle l’eut fini, il lui dit d’un ton qui marquait la vive douleur dont il était pénétré: Ma fille, vous voyez en quel état est votre père. Hélas! je m’étonne que je sois encore en vie. L’eunuque votre gouverneur est mort, et le prince que vous venez de délivrer de son enchantement a perdu un œil. Il n’en put dire davantage, car les larmes, les soupirs et les sanglots lui coupèrent la parole. Nous fûmes extrêmement touchés de son affliction, sa fille et moi, et nous pleurâmes avec lui.
Pendant que nous nous affligions comme à l’envi l’un de l’autre, la princesse se mit à crier: Je brûle! je brûle! Elle sentit que le feu qui la consumait s’était enfin emparé de tout son corps, et elle ne cessa de crier: Je brûle! que la mort n’eût mis fin à ses douleurs insupportables. L’effet de ce feu fut si extraordinaire, qu’en peu de moments elle fut réduite tout en cendres comme le génie.
Je ne vous dirai pas, madame, jusqu’à quel point je fus touché d’un spectacle si funeste. J’aurais mieux aimé être toute ma vie singe ou chien, que de voir ma bienfaitrice périr si misérablement. De son côté, le sultan, affligé au delà de tout ce qu’on peut s’imaginer, poussa des cris pitoyables en se donnant de grands coups à la tête et sur la poitrine, jusqu’à ce que, succombant à son désespoir, il s’évanouit, et me fit craindre pour sa vie.
Cependant les eunuques et les officiers accoururent aux cris du sultan, qu’ils n’eurent pas peu de peine à faire revenir de sa faiblesse.
Dès que le bruit d’un événement si tragique se fut répandu dans le palais et dans la ville, tout le monde plaignit le malheur de la princesse Dame de Beauté, et prit part à l’affliction du sultan. On mena grand deuil pendant sept jours; on jeta au vent les cendres du génie; on recueillit celles de la princesse dans un vase précieux, pour y être conservées; et ce vase fut déposé dans un superbe mausolée, que l’on bâtit au même endroit où les cendres avaient été recueillies.
Le chagrin que conçut le sultan de la perte de sa fille lui causa une maladie qui l’obligea de garder le lit un mois entier. Il n’avait pas encore entièrement recouvré la santé, qu’il me fit appeler. Prince, me dit-il, écoutez l’ordre que j’ai à vous donner: il y va de votre vie si vous ne l’exécutez. Je l’assurai que j’obéirais exactement. Après quoi, reprenant la parole: J’avais toujours vécu, poursuivit-il, dans une parfaite félicité, et jamais aucun accident ne l’avait traversée; votre arrivée a fait évanouir le bonheur dont je jouissais. Ma fille est morte, son gouverneur n’est plus, et ce n’est que par un miracle que je suis en vie. Vous êtes donc la cause de tous ces malheurs, dont il n’est pas possible que je puisse me consoler. C’est pourquoi, retirez-vous en paix; mais retirez-vous incessamment; je périrais moi-même si vous demeuriez ici davantage, car je suis persuadé que votre présence porte malheur: c’est tout ce que j’avais à vous dire.
Rebuté, chassé, abandonné de tout le monde, et ne sachant ce que je deviendrais, avant que de sortir de la ville j’entrai dans un bain, je me fis raser la barbe et les sourcils, et pris l’habit de Calender. Je me mis en chemin, en pleurant moins ma misère que les belles princesses dont j’avais causé la mort. Je traversai plusieurs pays, sans me faire connaître; enfin je résolus de venir à Bagdad, dans l’espérance de me faire présenter au Commandeur des croyants, et d’exciter sa compassion par le récit d’une histoire si étrange. J’y suis arrivé ce soir, et la première personne que j’ai rencontrée en arrivant, c’est le Calender notre frère, qui vient de parler avant moi. Vous savez le reste, madame, et pourquoi j’ai l’honneur de me trouver dans votre hôtel.
Quand le second Calender eut achevé son histoire, Zobéide, à qui il avait adressé la parole, lui dit: Voilà qui est bien; allez, retirez-vous où il vous plaira, je vous en donne la permission. Mais au lieu de sortir, il supplia aussi la dame de lui faire la même grâce qu’au premier Calender, auprès de qui il alla prendre place.
XLIVE NUIT
Je voudrais bien, dit Schahriar sur la fin de la nuit, entendre l’histoire du troisième Calender. Sire, répondit Scheherazade, vous allez être obéi. Le troisième Calender, ajouta-t-elle, voyant que c’était à lui à parler, s’adressant, comme les autres, à Zobéide, commença son histoire de cette manière:
“Histoire du second Calender, fils de roi”
- Les Mille et une Nuits