Histoire d’un Lion qui voulait se venger de l’Homme
Le grand lion, la terreur des forêts, l’épouvante du désert, venait de succomber, blessé par la main de l’homme. A ses côtés gisait expirante la lionne sa compagne. De sa poitrine sortaient de farouches hurlements de douleur. Elle luttait contre la mort, se tordant dans les spasmes d’une cruelle agonie. De tristes larmes coulaient sur la mâle figure du petit lionceau ; il courait par-ci, bondissait par-là, fou de désespoir, puis il retournait auprès de sa mère, léchait ses plaies toutes sanglantes et regardait le ciel comme pour le menacer. Mais l’heure fatale devait sonner.
— Mon enfant, dit alors la lionne, si faiblement qu’à peine on pouvait l’entendre, mon fils bien-aimé, venge-nous.
— Et de qui donc, mère infortunée?
— De l’homme, dont la féroce cruauté nous a mis dans un état si misérable.
— Par les grands chênes et les sables mouvants, je jure de châtier ce monstre, je vous promets de l’amener ici et de l’égorger sur votre tombe.
— Prends garde, mon fils, prends garde ! l’homme est aussi rusé que méchant, toujours il a soif de sang et j’ai bien peur que ta jeune expérience ne soit la cause de fa mort.
— S’il en est ainsi, ma mère, j’attendrai le jour où je serai grand et fort, où tous les êtres de la création se prosterneront à mon passage; alors seulement je parcourrai le monde et si je rencontre l’homme, eh bien! alors, malheur à lui!
Le petit lionceau avait ù peine achevé ces mots que la lionne poussa un sombre gémissement et exhala son dernier soupir.
Un an se passa.
Le jeune lion avait grandi et ressemblait à son père. Sa face puissante inspirait la terreur. De tous côtés il régnait en maître : le tigre était son esclave, le loup son humble serviteur. Nul animal dans la forêt n’aurait osé lui résister; à cent lieues n la ronde, le désert était son domaine.
— L’heure du châtiment est enfin sonnée, se dit le justicier, et le voilà parti à la recherche de l’homme. Trente jours et trente nuits il voyagea, passant les fleuves, escaladant les montagnes, traversant les jungles marécageuses; trente jours et trente nuits il courut en vain dans les plaines et sur les plateaux, jamais il ne put rencontrer le meurtrier de ses parents.
Un soir pourtant, au moment où le soleil plongeait peu à peu dans la vaste mer, le lion vit accourir, superbe à voir, les naseaux blancs d’écume, la taille élevée, L’œil fulgurant, un merveilleux animal qui semblait dévorer 1 espace. Il lui barra le passage.
— Es-tu l’homme?
— L’homme? non, mais c’est mou maître.
— Eh quoi! serait-il donc aussi puissant que toi?
— Dans ses mains je suis un esclave faisant toutes ses volontés. Dans ma bouche il met un morceau de fer pour mieux me briser les dents ; sur mon dos il place une selle, afin de marcher plus à l’aise; dans mes pieds, il enfonce des clous qui rendent ma marche plus rapide; oh ! non, hélas! je ne suis point l’homme!
— Dis-moi! où pourrais-je le rencontrer?
— Marche toujours devant toi, tu ne le trouveras que trop tôt.
Le lion continua son chemin. Toute la nuit il voyagea sans prendre un instant de repos. Il avait soif de vengeance et ne voulait point la remettre d’un moment.
A l’aube naissante, il aperçut un être étrange, terrible et menaçant. Il portait deux cornes formidables sur sa grosse tète; confiant dans sa force, il marchait à pas comptés, sans avoir l’air de se soucier le moins du inonde de ce qui se passait autour de lui.
Le lion eut peur.
Pourtant il avait promis à sa mère de la venger, et il ne voulait point reculer.
Réunissant tout son courage;, il dit à l’animal :
— Serais-tu l’homme?
— Quel nom viens-tu de prononcer? L’homme! c’est mon plus mortel ennemi, et je suis sa propriété, .le laboure son champ, il prend le lait de mes enfants qui, à leur tour, deviennent son bien ; il me pique tout le jour avec un aiguillon, me faisant traîner les plus lourds fardeaux. S’il y trouve son profit, il me tue et mange ma chair; de mes cornes il fait des jouets, de ma peau il couvre ses pieds.
De plus en plus épouvanté, le lion continue sa marche et ne s’arrête que devant un formidable colosse portant deux tours sur son dos.
— Cette fois, je suis perdu, pensa le roi des forêts, mais qu’importe si je meurs ! Au moins j’aurai tenté de venger mes parents. Et le voilà qui demande encore :
— Tu es bien l’homme, n’est-il pas vrai ?
— Je suis seulement son serviteur; devant lui je m’incline et plie les genoux; je porte sa femme et ses enfants, tous ses ustensiles et même sa maison ; à son ordre, je parcours le désert sans seulement oser me plaindre, j’affronte l’ouragan terrible et m’estime encore fort heureux s’il songe à me donner à boire.
Le lion demeura stupéfait. Que peut donc être l’homme? se dit-il, et tristement il continua sa route.
Il vit bientôt une masse énorme qui marchait pesamment. Les pieds du géant étaient des colonnes, ses oreilles deux grandes voiles, son nez était semblable à un jeune arbre dépouillé de ses branches.
— Voilà l’homme! dit le lion. Combattons et mourons en brave.
En effet, il s’avance.
— Homme aussi puissant que cruel, s’écrie-t-il, tu as tué mon père et ma mère, tu as laissé un orphelin; fais encore une victime, mais luttons ensemble!
— Je ne suis point celui que lu crois; l’homme est mon maître; autrefois, j’allais en guerre avec lui, à cette heure, j’amuse seulement ses enfants.
Histoire d’un Lion qui voulait se venger de l’Homme
Histoire d’un Lion qui voulait se venger de l’Homme
— Où puis-je donc le rencontrer?
— Je ne sais, cherche toujours, pourtant méfie-toi bien
de lui.
— En voyant les êtres qu’il a soumis à son pouvoir je n’ignore pas le sort qui m’est réservé; mais j’ai promis à mes parents de les venger et je ne serai point un parjure. Lutter, pour moi, c’est mourir; eh bien! je préfère lutter!
— Noble par le cœur autant que par l’audace et la fierté, tu es vraiment cligne d’être le roi des animaux. J’approuve ton dessein; va, et que la victoire soit du côté du droit, puisque tu combats aujourd’hui pour la famille, ton honneur, la gloire et la liberté!
— Ton bon augure double ma. force et je sens renaître mon courage défaillant. Merci et adieu!
Le lion sortait d’une grande forêt qu’il avait explorée tout entière sans aucun succès. Sur la lisière du bois, il vit un pauvre être pale et chétif, sans cornes au front, sans griffes aux doigts. Il tenait une hache à la main et fondai! un chêne.
— Dis-moi, mon ami, pourrais-tu me dire où je puis trouver l’homme?
— Parfaitement, que lui veux-tu?
— Je désirerais lutter avec lui et venger, si cela est possible, la mort de mes pauvres parents.
— Rien n’est plus simple, mais auparavant aide-moi donc à fendre ce tronc d’arbre.
hache
hache
Le lion introduisit ses pattes dans une fente formée par un coin enfoncé.
Mais soudain, un coup de hache fit sauter le coin et l’animal se trouva pris.
— Je suis l’homme ! dit alors le bûcheron ; luttons ensemble, puisque tu le voulais.
En entendant ces paroles, le lion poussa un terrible rugissement qui retentit dans la forêt et la vallée; une larme brilla dans ses veux.
Et véritablement méchant ce jour-là, l’homme leva sa hache tranchante et lui fendit la tête ! (Histoire d’un Lion qui voulait se venger de l’Homme)
Jean-Baptiste Frédéric Ortoli, 1861-1906