À monseigneur le duc
De Noailles.
Noailles, toi, qui fais le métier de héros,
Comme on le sçavoit faire à Rome et dans l’Attique ;
Qui connois l’usage héroïque
De l’action et du repos,
Moderne Scipion, propre à faire un Terence :
Qui même dans les champs de mars,
Entretenois intelligence
Avec les nourriçons des arts ;
Couvert des lauriers dont Bellone
T’a couronné plus d’une fois,
Juge de ceux que je moissonne
Par mes poétiques exploits.
Un arbitre éclairé mal-aisément se trouve ;
Tout lecteur ne m’est pas un juge compétent.
Dans ce siècle hardi (quelquefois je l’éprouve)
Soit que l’on blâme ou qu’on approuve,
On décide plus qu’on n’entend.
Le chantre d’Achille et des rats,
Guindé sur des tréteaux dans une grande place,
Recitoit à la populace
Les sotises des dieux, et les sanglans combats.
Il avoit là son tableau, sa baguette ;
Montroit tous ses héros, les nommoit par leur nom :
Celui-ci, c’est Ajax ; cet autre Agamemnon ;
Puis il chantoit leurs faits : la scéne étoit complette,
Tout en étoit jusques au violon.
Le peuple oisif autour de lui s’empresse ;
De ses mots composés admire le beau son ;
Chacun faisoit voler le mouchoir et la pièce ;
Le chantre renvoyoit et mouchoir et chanson.
On sonne là-dessus le marché du poisson.
Tout déserte ; il reste un seul homme.
Homere court à lui, le nomme
Favori d’Apollon ; l’embrasse tendrement.
Au poisson, lui dit-il, tout court avidement ;
L’heure du marché sonne ; au diable qui demeure !
L’auditeur étoit sourd : que dites-vous de l’heure ?
Le marché sonne en vain, dit le chantre criant,
Il sonne ? Adieu, dit l’autre ; en vous remerciant.
Du grand effet de nos ouvrages
Nous nous applaudissons toûjours.
De tels et tels nous vantons les suffrages ;
Et souvent tels et tels sont sourds.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Homère et le Sourd