Un jour aux pieds du Dieu qui règle les destins,
La timide brebis, d’une voix gémissante,
Exhalait ainsi ses chagrins :
Ô Jupiter, toi, dont la main puissante
Créa, dans ta bonté, les nombreux animaux,
Toi qui leur donnas, pour pâture,
Et les fruits savoureux, et la fraîche verdure.
Pour moi seule as-tu donc réservé tous les maux ?
Mon lait fournit à l’homme un succulent breuvage,
Ma laine le défend contre les aquilons,
Et, chaque jour, l’ingrat, me prodiguant l’outrage,
Égorge, sous mes yeux, mes plus chers nourrissons.
Souvent sur tes autels, odieux sacrifice !
Il ose offrir mon sang pour ses vils intérêts,
Et le cruel croit lire tes arrêts
Dans les flancs de sa bienfaitrice !
Pour me réserver à ses coups,
Sa barbare pitié, moins que son avarice,
Cherche à me garantir de la fureur des loups.
Et du chien que j’aimais, il a fait son complice !
Ce chien que tu formas avec un si bon cœur,
Ne me regarde plus que d’un œil de colère ;
Et l’homme m’a donné, dans ce gardien sévère.
Un tyran plus qu’un protecteur.
Dois-je donc être en butte à toute la nature ?
Mon père, loin de moi, repousse enfin l’injure.
Et de mon sort adoucis la rigueur.
— Comment dois-je t’armer, paisible créature ?
Lui répondit le souverain des Dieux :
Mettrai-je la rage en tes yeux ?
Placerai-je à ton pied la griffe menaçante ?
— Oh non, dit la brebis tremblante.
Je ressemblerais trop au tigre furieux.
— Veux-tu que ta bouche livide
Exhalant un souffle empesté,
Lance à tes ennemis une bave fétide ?
— Le serpent venimeux partout est détesté.
— Armerai-je ton front d’une corne terrible ?
Y joindrai-je la force ? — Ah ! les taureaux fougueux
Réunissent ces dons, et je croirais possible
De devenir alors aussi méchante qu’eux.
— Pourtant, dit Jupiter, si désormais tu veux
Fuir le mal qu’on cherche à te faire,
A nuire aussi toi-même, il faut bien consentir.
— Nuire, dit la brebis, en poussant un soupir ;
Ah! s’il en est ainsi, mon père.
C’en est fait, j’aime mieux souffrir.
Il faut donc voir le mal sans jamais le punir ;
Belle moralité qu’en ces vers on nous prouve !
“Jupiter et la Brebis”