Comtesse Marie D’Agoult ou Daniel Stern
Femme de lettres, poétesse et fabuliste XIXº – La carpe et le lapin
A madame la comtesse de Charnacé.
Comment vous couler une fable
A vous qui de la vérité
Faites votre divinité,
Et qui la contemplez dans son charme ineffable
Au sommet par elle habité ?
Je crains que ma témérité
N’incline votre esprit affable
Vers-un peu de sévérité.
Cependant voici mon excuse :
Votre mère est ici. comme toujours, ma Muse ;
Je lui dois le sujet qu’en rimes j’ai traité.
Elle-même l’a raconté
Certain soir, à la Maison-Rose.
Heureux si je n’ai pas gâté,
En la mettant en vers, sa prose !
Échappée on se débattant
Des filets d’un pécheur, sur l’herbe de la rive,
Une carpe gisait plaintive.
Près d’expirer à chaque instant,
Elle accusait la destinée.
Bien d’autres à sa place en eussent fait autant ;
Vous-même, auriez-vous eu l’âme plus résignée ?
Quelqu’un s’en étonna pourtant,
Et ce fut Jean Lapin. Comme il allait sautant
A travers la prairie ornée
De mille fleurs, il s’approche, il entend
La plainte de la carpe et, d’un ton important,
Débite à cette infortunée
Ce discours comme on en fait tant :
« De quoi vous plaignez-vous, et quelle fantaisie
Vous fait maudire le destin
Quand vous avez ici doux repos et festin
D’herbe tendre, de fleurs au parfum d’ambroisie.
Sous le rayon pur du matin ?
Lieu charmant ! volupté choisie !
En vérité, je vous le dis,
Ce rivage est le Paradis.
Ma commère, cessez une plainte importune,
Imitez-moi : voyez quel plaisir est le mien,
Et connaissez par moi votre bonne fortune ! »
La carpe ne répartit rien,
Non faute de raison, comme on le pense bien.
Or, comme elle expirait muette,
Certain passant pour elle en ces mots répondit :
« Maître Lapin, c’est fort bien dit
Pour un lapin, mais la pauvrette
Était carpe ; ce fut son tort,
Et c’est la cause de sa mort. »
Hommes, cette histoire est la nôtre :
A chaque être son élément !
A chaque âme son aliment !
Ce qui fait vivre l’un fait souvent mourir l’autre.
Janvier, 1854. Marie d’Agoult