L. Durand
La chanson du pauvre hère
Air du Ménétrier ( Béranger)
Je n’invoque point la Musc
Quand je peux une chanson,
Trop souvent elle s’amuse
Des courtisans d’Apollon :
Le vin qui remplit mon verre,
Seul parvient à m’inspirer,
Car je ne suis qu’un pauvre hère
Qui lui demande à s’amuser.
Le vin charme notre vie,
Il provoque les bons mots
Et, parfois, de la Folie
Il agile les grelots ;
Contre la critique amère,
Qui ne veut rien respecter,
Il arme encore un pauvre hère
Qui lui demande à s’amuser.
L’artisan dans sa chambrette,
Le monarque en son palais,
Le rimeur et la grisette
Lui doivent plus d’un succès.
Victime du sort contraire
J’ai dû longtemps ignorer
Les agréments qu’un pauvre hère
Peut, ici-bas, lui demander.
Mais aujourd’hui sans vergogne,
Je le déclare bien haut
Si j’enlumine ma trogne
Ce n’est point avec de l’eau ;
J’en ai pour témoin ce verre
Qu’ici je viens de vider,
Car je jouis, en pauvre hère,
Du plaisir qu’il peut nous donner.
C’est par lui que l’on raisonne
Et déraisonne ici-bas ;
Mais si l’esprit qu’il nous donne
Nous trahit en certain cas,
Autour de moi si la terre
Tout à coup vient à tourner,
Vous aiderez un pauvre hère
Qui n’a voulu que s’amuser.
Mon excuse est dans l’histoire,
Puisqu’aux noces de Cana,
L’Homme-Dieu doubla sa gloire
Quand en vin il transforma
L’eau qui menaçait les verres
Des convives au dîner :
N’étaient-ils pas de pauvres hères
Qui demandaient à s’amuser ?
Après que le patriarche
Que l’on appelle Noé,
A l’abri de l’eau, dans l’arche,
Au déluge eut échappé,
Du vin, qu’il aimait en père.
S’il ne sut point se garder,
C’est que c’était un pauvre hère
Qui demandait à s’amuser.
MORALITÉ
Il est un ancien adage
Qui dit qu’à toute chanson,
Qu’elle soit d’un fou, d’un sage,
La morale est de bon ton :
La mienne est au fond du verre,
Puissiez-vous la bien goûter
Et pardonner au pauvre hère
S’il n’a point su vous amuser.
L. Durand, La chanson du pauvre hère