Une Chauve-Souris donna tête baissée
Dans un nid de Belette ; et sitôt qu’elle y fut,
L’autre, envers les souris de longtemps courroucée,
Pour la dévorer accourut.
“Quoi ? vous osez, dit-elle, à mes yeux vous produire,
Après que votre race a tâché de me nuire!
N’êtes-vous pas Souris ? Parlez sans fiction.
Oui, vous l’êtes, ou bien je ne suis pas Belette.
– Pardonnez-moi, dit la pauvrette,
Ce n’est pas ma profession.
Moi Souris ! Des méchants vous ont dit ces nouvelles.
Grâce à l’Auteur de l’Univers,
Je suis Oiseau ; voyez mes ailes :
Vive la gent qui fend les airs! ”
Sa raison plut, et sembla bonne.
Elle fait si bien qu’on lui donne
Liberté de se retirer.
Deux jours après, notre étourdie
Aveuglément se va fourrer
Chez une autre Belette, aux oiseaux ennemie.
La voilà derechef en danger de sa vie.
La Dame du logis avec son long museau
S’en allait la croquer en qualité d’Oiseau,
Quand elle protesta qu’on lui faisait outrage :
“Moi, pour telle passer! Vous n’y regardez pas.
Qui fait l’Oiseau ? c’est le plumage.
Je suis Souris : vivent les Rats !
Jupiter confonde les Chats ! ”
Par cette adroite repartie
Elle sauva deux fois sa vie.
Plusieurs se sont trouvés qui, d’écharpe changeants
Aux dangers, ainsi qu’elle, ont souvent fait la figue.
Le Sage dit, selon les gens :
“Vive le Roi, vive la Ligue. ”
Analyses de Chamfort – 1796.
Cette fable est très-jolie : on ne peut en blâmer que la morale.
V. 33. Le sage dit, selon les gens, Vive le roi ! vive la ligue ! Ce n’est point le sage qui dit cela , c’est le fourbe, et même le fourbe impudent. Quel parti devait donc prendre La Fontaine ? Celui de ne pas donner de morale du tout. Solon décerna des peines contre les citoyens qui, dans un temps de troubles , ne se déclareraient pas ouvertement pour un des partis : son objet était de tirer l’homme de bien d’une inaction funeste , de le jeter au milieu des factieux et de sauver la république par l’as cendant de la vertu.
Il parait bien dur de blâmer la chauve-souris de s’être tirée d’affaire par un trait d’esprit et d’habileté, qui même ne fait point de mal à son ennemie la belette , mais La Fontaine a tort d’en tirer la conclusion qu’il en tire.
Il y a des questions sur lesquelles la morale reste muette et ne peut rien décider. C’est ce que l’Aréopage donna bien à entendre dans une cause délicate et embarrassante dont le jugement lui fut renvoyé. Le tribunal ordonna, sans rien prononcer, que les deux parties eussent à comparaître de nouveau dans cent ans.
Commentaires de MNS Guillon – 1803.
(1) L’autre envers les Souris de long-temps courroucée, Ou dirent aujourd’hui : dès long-temps courroucée contre.
(2)Après que votre race. C’est une vieille querelle de toute la famille contre une pauvre Belette. Certes la vengeance paroît ici bien légitime.
(3) Oui, vous l’êtes, ou lien je ne suis pas Belette. Les gens du peuple disent : où j’y perds mon nom. Changez les acteurs ; la langue est la même.
(4) Chez une autre Belette aux Oiseaux ennemie. Il faudroit : des Oiseaux ennemie. La Chauve-souris et les deux Belettes
(5) Moi ! pour telle passer, n’est pas plus correct ; le pronom tel étant mis à la place du substantif Oiseau, doit s’y rapporter pour le genre.
M. Saint Marc-Girardin dit avec finesse :
« Cette fable est propre aux temps de révolution, et la Fontaine, qui avait vu la Fronde, avait dû y voir je ne sais combien de sages disant, selon les gens: Vive le roi: Vive la Ligue. Peut-être, par exemple, était-il à Paris, dans la foule, le jour où la Grande Mademoiselle, quoique frondeuse, « alla chez madame de Choisy, dont le logis avait une fenêtre donnant sur la place du Louvre, pour voir passer le roi, » qui rentrait triomphant dans Paris après la défaite de la Fronde. « Il y avait un homme qui vendait des lanternes pour mettre aux fenêtres, comme l’on fait les jours de réjouissances, et qui criait: Lanternes à lu royale. Je lui criai étourdiment ; N’en avez-vous point à la à Fronde? Madame de Choisy me dit : Vous me voulez faire assommer? »
Rions, si vous voulez, de ces bourgeois, mais ne les imitons pas.