La vérité, toute nue,
Sortit un jour de son puits.
Ses attraits par le temps étaient un peu détruits ;
Jeune et vieux fuyaient à sa vue.
La pauvre vérité restait là morfondue,
Sans trouver un asile où pouvoir habiter.
À ses yeux vient se présenter
La fable, richement vêtue,
Portant plumes et diamants,
La plupart faux, mais très brillants.
Eh ! Vous voilà ! Bon jour, dit-elle :
Que faites-vous ici seule sur un chemin ?
La vérité répond : vous le voyez, je gèle ;
Aux passants je demande en vain
De me donner une retraite,
Je leur fais peur à tous : hélas ! Je le vois bien,
Vieille femme n’obtient plus rien.
Vous êtes pourtant ma cadette,
Dit la fable, et, sans vanité,
Partout je suis fort bien reçue :
Mais aussi, dame vérité,
Pourquoi vous montrer toute nue ?
Cela n’est pas adroit : tenez, arrangeons-nous ;
Qu’un même intérêt nous rassemble :
Venez sous mon manteau, nous marcherons ensemble.
Chez le sage, à cause de vous,
Je ne serai point rebutée ;
À cause de moi, chez les fous
Vous ne serez point maltraitée :
Servant, par ce moyen, chacun selon son goût,
Grâce à votre raison, et grâce à ma folie,
Vous verrez, ma sœur, que partout
Nous passerons de compagnie.
Notes :
Les anciens disaient que la Vérité est fille du Temps, et mère de la Justice et de la Vertu ; c’est-à-dire que le temps fait connaître la vérité en toutes choses, et qu’un homme qui ne ment jamais est un homme juste et vertueux.
On dit que la Vérité se tient ordinairement cachée dans un puits pour exprimer combien il est difficile quelquefois de la découvrir.
La Fable, au contraire, était, selon les anciens, fille du Sommeil et de la Nuit. On la représente avec un masque sur le visage et magnifiquement habillée.
Les fables sont des Instructions cachées sous l’apparence d’un récit, Florian nous apprend par sa première fable que la Vérité, pour plaire, a souvent besoin d’emprunter le vêtement c’est-à-dire le style de la Fable.
2. Le temps avait un peu détruit sa beauté.
3. « Les jeunes et les vieux. »
4. (Morfondue) – C’est-à-dire, triste et saisie par le froid.
5. (Vêtue) – On dirait en prose, sans changer l’ordre naturel des mots de la phrase : « La Fable richement vêtue vient se présenter à ses yeux. »
Cette première fable de Florian sert de prologue ou, de préface, c’est-à-dire d’introduction à tout le recueil. Un livre de fables est, selon l’expression de la Fontaine,
Une ample comédie à cent actes divers. Dans chacun de ces actes, le fabuliste a une vérité à nous enseigner, mais il ne veut pas nous présenter ces vérités toutes nues, c’est-à-dire sans ornementa ; il empruntera pour elles les vêtements de la Fable, c’est-a-dire le style de la poésie. Alors ces vérités plairont à tous, jeunes et vieux,
sans offenser personne, et les leçons que ces fables renferment se graveront mieux dans la mémoire, car ou se souvient plus facilement des vers que de la prose.
6. Vieille femme n’obtient plus rien.) – (Phrase passée en proverbe. Mais les proverbes ne sont pas toujours vrais. L’amour de la vieillesse est une des plus touchantes vertus de la jeunesse. Certes, nous ne refuserions pas un asile à un homme malheureux, mais nous le refuserions encore moins à un vieillard abandonné. Il est si doux, suivant une expression familière, d’être un bâton de vieillesse, c’est-à-dire d’être le soutien de nos vieux parents, des vieillards qui ont droit à notre affection. (La fable et la vérité)
- Florian ; contenant des notes pour l’intelligence du texte et accompagnées de conseils aux enfants et d’applications morales, par M. A. Rogier,…. 1882.
- Jean-Pierre Claris de Florian 1755-1794
(La fable et la vérité)