La Fontaine est un de ces auteurs qu’on fait lire aux enfants beaucoup trop tôt. Ils l’apprennent par cœur alors qu’ils ne le comprennent guères. Il leur apparaît comme un pensum moins désagréable peut-être que d’autres parce qu’il raconte « une histoire, » mais qui n’en comporte pas moins l’ennui d’une leçon forcée. Toute la grâce du style leur échappe. C’est leur donner à goûter la grappe en verjus.
La Fontaine est l’ auteur favori des hommes qui ont vécu leur vie. Il les rajeunit en leur rappelant ces heures enfuies où ils épelaient « leur fable » pour la fête des grands parents ou la récitaient comme un devoir devant leur professeur. Plus les souvenirs sont lointains, plus ils nous sont chers. Et c’est à l’heure où les jours déclinent qu’on évoque délicieusement le passé et qu’on sent toute la saveur du fruit qui semblait âpre — et trop vert autrefois — comme les raisins de la fable.
Molière est le Contemplateur, le peintre plus résigné qu’amer de la nature humaine. Je dirais volontiers que La Fontaine est le Consolateur. Il est le moraliste indulgent qui connaît ses semblables et leur pardonne d’être ce qu’ils sont. Il n’a pas l’ironie d’un La Bruyère ; il n’est ni envieux des honneurs ni mécontent de son sort. Il passe en rêvant à travers le monde. Distrait et la pensée dans les nuages, il ressemblerait à son astrologue qui se laisse choir dans un puits en regardant les étoiles, s’il n’avait pour se guider la raison la plus fine et la plus droite. Car ce fantaisiste, comme nous dirions aujourd’hui, est le meilleur des conseillers et le plus simple et le plus sûr. Il y a en lui du caprice et sa verve, qui jeta sa gourme en ses Contes, garde dans les Fables une grâce particulière, un je ne sais quoi de délicat et d’une sensibilité profonde.
Oui, cet indifférent, qui vécut loin de sa femme et de son fils, n’en fut pas moins un être infiniment sensible. C’est à la façon dont les hommes conservent la mémoire des services rendus qu’on juge de leur cœur. Le fablier resta fidèle à son protecteur en disgrâce. Lorsque le surintendant Fouquet, qui l’avait pensionné, tomba, le pauvre homme de lettres garda au vaincu une reconnaissance que les grands seigneurs, si souvent obligés, et les grandes dames peu cruelles, ne lui témoignèrent plus. Passant à Amboise, La Fontaine voulut voir la prison où son bienfaiteur avait été enfermé. Il regarda longuement l’endroit où celui qui avait pris pour devise orgueilleuse : Quo non ascendam ? était tombé. Et il se fit conter « la manière dont il était gardé. » « Sans la nuit, » dit-il, « on n’aurait jamais pu m’arracher de cet endroit. » Voilà un trait qui peint un homme et cette mélancolie explique pourquoi la postérité lui a conservé ce surnom de « bon La Fontaine. »
La postérité! C’est Molière qui l’avait prévue. On n’assignait pas, en son temps, à l’auteur des Fables la place qui lui était due. Les contemporains procèdent d’ordinaire ou par exagération d’enthousiasme ou par dédain. Quel respect pouvait inspirer à un siècle épris du solennel un écrivain qui vivait parmi les animaux et faisait sa compagnie de chiens, de chats, de grenouilles ou d’écrevisses ? La Cour de Louis XIV. ne se doutait guère que La Fontaine la faisait tenir tout entière dans sa Ménagerie, et H. Taine devait le démontrer un jour. Mais l’œil profond de Molière voyait bien au-delà de Marly et de Versailles. Le grand observateur disait : « Ne vous y fiez pas ; dans l’avenir le Bonhomme ira plus loin que nous ! “
En attendant, Jean de La Fontaine revenait à ses moutons—et à ses loups. Honoré de Balzac, lorsqu’il se fit imprimeur, voulut élever, dit-il, un monument définitif à La Fontaine en réunissant les Œuvres Complètes du poète en un unique et luxueux volume qui sortit en effet de la presse de la rue des Marais-Saint-Germain. Et l’auteur de la Comédie Humaine fit précéder le livre d’une notice sur l’auteur de la « comédie aux cent actes divers. » Elle est à lire, cette biographie du bonhomme par le peintre de Rastignac et de Vautrin. Elle est le commentaire même du jugement porté par Molière. Balzac nous montre La Fontaine, « cet ignorant qui ne sait que son âme, » comme on l’a si admirablement dit d’un autre grand poète, étudiant non pas sous des maîtres, mais devant les grands enseignements de la nature. Il ignorait le grec, et lorsqu’il voulait être sûr de tel ou tel passage d’Homère il s’adressait à Racine qui fut un hellénisant impeccable. (J’ai tenu entre les mains son exemplaire d’Aristophane par lui annoté et commenté en grec.) Mais s’il était un pauvre clerc en langue grecque, le bon Jean de La Fontaine, maître des Eaux et Forêts à Château-Thierry — un maître qui, nous apprend Furetière, ne savait rien des termes mêmes de son métier — le rêveur,- le flâneur sous-bois et par les champs connaissait de l’aurore au soleil couchant, tout ce que contient de charmantes surprises une journée de Dame Nature. Il restait des heures entières à écouter le grillon dans les blés, les oiseaux sautant de branche en branche ou pépiant du fond des nids, la grenouille au bord des étangs, l’alouette pointant dans l’air libre. Il regardait l’incessant labeur des fourmilières. L’insecte et l’oiseau le passionnaient comme ils ont passionné un Michelet, un John Lubbock, un Maeterlinck. Ce rêveur éternel était l’éternel amoureux de la nature, et ses rêves il les faisait passer dans ses fables.
Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être ;
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de l’ennui :
Le conte fait passer le précepte avec lui.
Et c’est ainsi que, sans y toucher, le fin champenois mettait l’univers en fabliaux et donnait des leçons à la nature humaine. Les courtisans se moquaient un peu du « sourire niais, » et de l’allure débraillée du brave homme. Et le monarque, qui devait trouver irrespectueuse sans doute la façon dont le moraliste traitait Sa Majesté le Lion, roi des animaux, affectait de dédaigner ce conteur d’apologues. Mais le peuple savait ses vers et connaissait son nom. On le vit bien, lors des massacres de Septembre, où une femme fut sauvée parce qu’elle était « l’arrière-petite-fille de La Fontaine. »
Cette postérité, d’ailleurs, dont je parle, a discuté aussi les titres de gloire du fabuliste. Pour quelques-uns (comme l’auteur de Jocelyn, par exemple) La Fontaine n’est qu’un petit-neveu de François Rabelais, « ce boueux de l’humanité »—admirable et grand Rabelais !— pour d’autres c’est tout simplement un copiste refaisant une fable d’Ésope ou de Phèdre comme un écolier ferait un devoir de rhétorique.
Un poète de talent, Joseph Autran, l’auteur de la Fille d’Eschyle, s’est montré aussi sévère pour La Fontaine que Lamartine s’était montré injuste. Il a reproché à La Fontaine de n’avoir rien inventé, comme si les trouvailles de style, les images, la bonne grâce, la bonhomie, l’esprit, tout ce qui fait le prix d’une œuvre et l’embaume à jamais n’était pas aussi « une invention, » un art en un mot. « Ce que la France a longtemps le moins estimé en littérature, » dit Autran, « c’est l’invention. Inventer, le beau mérite ! copier, à la bonne heure ! Dans le grand siècle, par exemple, l’imitation, la traduction même de tout ce qui est ancien, l’emporte de beaucoup sur l’invention de ce qui est nouveau. Ce que l’on loue particulièrement dans Racine, c’est ce qu’il a pris à Euripide, ce que l’on apprécie dans Boileau c’est ce qu’il tient d’Horace et de Juvénal ; ce que l’on admire le plus dans Molière, ce n’est pas ce qu’il a trouvé dans son propre génie, c’est ce qu’il a grappillé dans Térence ou dans Plante. Il ne faut donc pas s’étonner qu’à une pareille époque La Fontaine ait cru pouvoir faire un livre composé d’une multitude de petits sujets dont pas un ne serait de lui. Il semble qu’une des conditions du génie soit de travailler sur son propre fonds ; non, cela n’est pas nécessaire. Quelqu’un a dit qu’en littérature il est permis de voler, pourvu qu’on assassine. La Fontaine a assassiné Esope. »
La boutade est excessive. Mais, à tout prendre, elle constitue un éloge pour La Fontaine puisque le critique constate qu’en empruntant à Ésope (Joseph Autran eût dit en le détroussant) notre Champenois fait oublier le Phrygien.
La Fontaine est un poète unique dans son genre. Avant lui la Fable n’avait pas atteint ce degré de perfection ; après lui elle ne retrouvera plus cette souveraineté qui fait d’un petit drame suivi de quelques verselets de morale un chef-d’œuvre égal à une tragédie, comme un sonnet sans défaut vaut seul un long poème. Le chevalier de Florian est un causeur aimable et même attendrissant lorsqu’il écrit, après l’admirable duo d’amour des Deux Pigeons, les aventures du Lapin et de la Sarcelle. Mais il n’a pas la profondeur, la pénétration, l’âme candide de La Fontaine. Il est agréable, ce charmant dragon souriant et un peu peureux ; il est délicat, mais sans avoir ce je ne sais de tendre et de pitoyable du poète qui écrira ce vers délicieux et peindra en quelques mots toute une race d’hommes :
Les délicats sont malheureux !
De nos jours Pierre Lachambeaudie a tenté de retrouver la manière de cet optimiste averti que fut le bon La Fontaine. Mais c’est un fabuliste rural et volontairement socialiste. Il prêche, il n’enseigne pas. Il se fait d’ailleurs l’apôtre généreux des revendications nouvelles. La Fontaine, qui sait ce que pèsent aux épaules des misérables, la corvée, les impôts, les créanciers, conseille pourtant aux tâcherons de finir leur journée sans colère — et sans braver la mort. Il n’eût point poussé le bûcheron à la barricade. Lachambeaudie l’y eût suivi. La Fontaine était si résigné qu’en mourant il ne croyait même pas que l’enfer pût durer longtemps dans l’autre monde. « On s’habitue à tout, » disait-il à son confesseur qui voulait l’effrayer, « et je suis sûr que les damnés finissent par se trouver là-bas comme des poissons dans l’eau ! » C’était l’âme la plus tendre qu’on pût rencontrer. Il passa dans la vie comme un visionnaire. Il ignorait le mal, il aimait le bien. Il ne le trouvait pas toujours.
Jean s’en alla comme il était venu. . . .
Il avait mangé son fonds. Il ignorait ce qu’était la fortune. Il comptait sur ses amis, ‘et sur cet autre ami, le Hasard. On devrait faire de sa maison de Château-Thierry un Musée comme on en a fait un du logis où passa Victor Hugo, place Royale, comme l’Académie Française en fera un du petit Château de Nohant où mourut George Sand. Des admirateurs du Fablier ont eu cette idée d’une souscription à dix centimes ouverte dans toutes les écoles pour le rachat de la maison natale de La Fontaine. M. Henry Roujon, qui aime La Fontaine comme il aime Montaigne, devait se mettre à la tête de cette œuvre de réparation, de conservation nationale. Et il serait piquant que, l’idée étant reprise ici, ce fût du Pays du plus grand des dramaturges, Shakespeare, que le projet sortît des limbes, et qu’à Château-Thierry on ouvrît, un jour, ce Musée La Fontaine—livres vieilles éditions, autographes, illustrations, souvenirs —au fronton duquel on pourrait aussi écrire : « Laissez venir à moi les petits enfants. Et les grands-pères aussi ».
- La Fontaine et ses œuvres, par Jules Claretie, Viroflay, 27 septembre 1909.