Etudes et analyses des fables de La Fontaine, La Fortune et le Jeune Enfant, Louis Moland,1872.
Fable X. La Fortune et le Jeune Enfant. Esop., 256, 62.
Un demi-siècle avant La Fontaine, Régnier, dans sa XIVe. satire, avait raconté la même fable :
La Fortune est à nous, et n’est mauvaise ou bonne
Que selon qu’on la forme, ou bien qu’on se la donne.
A ce point, le Malheur, amy comme ennemy,
Trouvant au bord d’un puits un enfant endonny.
En risque d’y tomber, à son ayde s’advance.
Et luy parlant ainsy le réveille et le tance:
Sus, badin, levez-vous; si vous tombiez dedans.
De douleur vos parens, comme vous imprudens.
Croyant en leur esprit que de tout je dispose.
Diraient, en me blasmant, que j’en serois ta cause.
Ainsi, nous séduisant d’une fausse couleur,
Souvent nous imputons nos fautes au Malheur.

Nous trouverons plus d’une fois encore, dans la suite des fables de La Fontaine, l’apologie de la Fortune trop maltraitée par les hommes. Un humoriste espagnol, don Francisco de Quevedo Villegas, à la fin du XVIe. siècle, avait de même pris la défense de l’aveugle déesse dans une célèbre fantaisie philosophique et morale intitulée la Fortuna con seso, y la Hora de todos. En voici le sujet :
« Jupiter, ennuyé des éternelles récriminations des hommes contre la Fortune, se décide un jour à lui ôter son bandeau, afin que, devenue clairvoyante, elle puisse redresser tous les torts qu’elle a commis. En effet, la déesse, criant son nouveau mot d’ordre : A chacun selon ses œuvres! parcourt l’univers sur sa roue rapide et y met tout dans une étrange confusion. Le riche égoïste et orgueilleux perd sa richesse, et le pauvre devient riche. Le magistrat qui faisait un indigne usage de son autorité passe soudain au banc des accusés, tandis que l’accusé injustement poursuivi occupe le siège du magistrat. Un médecin, en quête de fièvres, passait sur sa mule; l’Heure réparatrice le prit et le changea en bourreau. Un condamné venait, accompagné d’un algnazil et suivi d’un exécuteur qui le bâtonnait; l’heure sonna, et l’alguazil fut sous le bâton au lieu du condamné. Deux grands seigneurs qui se pavanaient dans un magnifique carrosse furent enlevés de leurs coussins moelleux et obligés de décrotter ceux qu’ils avaient éclaboussés. Un tavernier fut mis à la question avec du vin frelaté. Un avare fut enfermé dans son coffre-fort vide. On ne vit partout qu’avocats devenus bègues, apothicaires empoisonnés, inquisiteurs brûlés vifs. Un entrepreneur de mariages, contraint d’épouser une de ses clientes, se pendit de dépit. La réparation s’étendit même plus loin : on vit un homme que des oies faisaient danser pieds nus sur une plaque de tôle rougie au feu, et un autre que trois dindons engraissaient et engavaient, comme ils avaient été engavés.
« Mais voilà qu’en peu d’espace tout est de nouveau à l’envers: le pauvre enrichi est plus arrogant et plus dur que celui qui a été dépouillé de sa richesse, tandis que celui-ci se montre humble et pieux dans la pauvreté. Le juge, touché de repentir, fait un retour sur lui-même, et sa victime abuse du pouvoir qui lui est confié. Les hommes de bien se sont faits vauriens, et les vauriens sont devenus hommes de bien. Il faudrait tout changer encore une fois. Jupiter, irrité contre l’espèce humaine, replace sur le front de la Fortune son bandeau. Au moins, comme elle distribue ses bienfaits au hasard, personne ne sera fondé à lui reprocher ses faveurs ou ses dédains. »
Notes:
* Nous la faisons de tous écots.
1. Var. Dans la réimpression de l’édition de 1692, sous la date de 1678, on a mis à tort échos. (W.)