Pañchatantra ou fables de Bidpai
4e. Livre – II. — La Grenouille et le Serpent
Dans un puits habitait un roi des grenouilles, nommé Gangadatta. Un jour, tourmenté par ses héritiers, il monta au seau de la roue et sortit peu à peu du puits. Ensuite il pensa : Comment pourrai-je faire du mal à ces héritiers ? Et l’on dit :
L’homme qui a récompensé celui qui Ta assisté dans l’infortune et celui qui s’est moqué de lui dans les situations difficiles, est né pour la seconde fois, je crois.
Pendant qu’il faisait ainsi beaucoup de réflexions, il vit un serpent noir s, nommé Priyadarsana, entrer dans son trou. Lorsqu’il l’eut aperçu, il pensa de nouveau : En menant ce serpent noir dans le puits, je détruirai tous mes héritiers. Car on dit :
Contre un ennemi fort que l’on se serve d’un ennemi plus fort, car on n’a plus alors aucun tourment pour sa propre affaire, s’il périt.
Et ainsi :
Que le sage détruise un ennemi piquant, au moyen d’un ennemi piquant ; une épine qui fait souffrir, au moyen d’une épine, pour son bonheur.
Après avoir ainsi réfléchi, Gangadatta alla à l’entrée du trou et appela le serpent : Viens, viens, Priyadarsana, viens ! Quand le serpent entendit cela, il pensa : Celui-là qui m’appelle n’est pas de mon espèce, car ce n’est pas une voix de serpent.
Je n’ai de liaison avec aucun autre être dans le monde. Je vais donc rester ici dans la forteresse, et voir qui ce peut être. Car on dit :
Il ne faut pas fréquenter celui dont on ne connaît ni le caractère, ni la famille, ni la demeure, a dit Vrihaspatil.
Peut-être est-ce quelqu’un d’habile en fait de formules d’enchantement et d’herbes médicinales, qui m’appelle pour me mettre en captivité, ou bien est-ce un homme qui a une inimitié, et qui m’appelle à cause d’un ennemi. Et il dit : Hé ! qui es-tu ? La grenouille répondit : Je suis le roi des grenouilles, nommé Gangadatta, et je viens près de toi pour contracter amitié. Lorsque le serpent entendit cela, il dit : Hé ! cela est incroyable ! Où l’herbe lie-t-elle amitié avec le feu ? Et l’on dit :
Celui qu’un autre peut faire mourir ne va point auprès de lui, même pendant son sommeil ; pourquoi donc babilles-tu ainsi ?
Hé ! dit Gangadatta, c’est vrai. Tu es notre ennemi naturel ; mais je viens près de toi à cause d’un outrage. Et l’on dit :
Quand tout est perdu et qu’il y a risque de la vie même, que l’on s’incline profondément devant l’ennemi même, et que l’on sauve sa vie et ses biens.
Parle, dit le serpent ; qui t’a outragé ? — Mes héritiers, répondit la grenouille. Le serpent dit : Et ou est ta demeure? Dans une pièce d’eau, un puits, un étang, ou un lac ? Dis-moi donc ta demeure. La grenouille répondit : Dans un puits qui a un revêtement de pierres. — Je suis reptile, dit le serpent ; par conséquent je ne puis pas y entrer, et si j’y entre, il n’y a pas de place où je puisse me tenir pour tuer tes héritiers. Va-t-en donc. Et l’on dit :
La nourriture que l’on peut avaler, qui se digère une fois avalée, et qui est salutaire quand elle est digérée, voilà ce que doit manger celui qui désire le bien-être.
Hé ! dit Gangadatta, viens avec moi ; je te ferai entrer dans le puits par un moyen facile. Au milieu de ce puits il y a près de l’eau un trou très-agréable. Tu te tiendras là et tu t’amuseras à tuer mes héritiers. Lorsque le serpent entendit cela, il pensa : Je suis déjà sur le déclin de l’âge ; quelquefois, d’une façon ou d’une autre, je prends un rat, ou je n’en prends pas. Aussi ce moyen de subsister que me montre ce charbon de sa famille me donne de la joie. J’irai donc et je mangerai ces grenouilles. Et certes on dit ceci avec raison :
Quand ses forces diminuent et qu’il n’a pas d’amis, le sage doit rechercher tout moyen facile de se procurer sa subsistance.
Après qu’il eut ainsi réfléchi, il dit à la grenouille : Hé ! Gangadatta ! si c’est ainsi, marche donc devant, que nous allions là. — Hé ! Priyadarsana ! dit Gangadatta, je t’y conduirai par un moyen facile, et je te montrerai l’endroit. Mais tu épargneras mes serviteurs ; tu mangeras seulement ceux que je t’indiquerai. — Mon cher, dit le serpent, maintenant tu es mon ami. Par conséquent tu n’as rien à craindre ; je mangerai tes héritiers suivant tes ordres. Après avoir ainsi parlé, il sortit de son trou, embrassa Gangadatta et partit avec lui. Quand ils furent arrivés près du puits, Gangadatta conduisit lui-même le serpent dans sa demeure par le chemin du seau de la roue. Puis il montra ses héritiers au serpent noir, qui était dans un trou ; et Priyadarsana les mangea tous peu à peu. Mais lorsqu’il n’y eut plus de grenouilles, le serpent dit : Mon cher, il ne reste plus aucun de tes ennemis ; donne-moi donc quelque autre nourriture, puisque tu m’as amené ici. Gangadatta répondit : Tu as fait acte d’ami ; va-t-en donc maintenant par ce même chemin de la machine du seau. — Hé, Gangadatta ! dit le serpent, ce que tu dis n’est pas bien. Comment puis-je m’en aller là-bas ? Le trou qui était ma forteresse aura été assiégé par un autre. En conséquence je reste ici, et donne-moi une à une les grenouilles de ta classe ; sinon, je les mangerai toutes. Quand Gangadatta entendit cela, il eut le cœur troublé et pensa : Ah ! qu’ai-je fait là de l’avoir amené ! Si je refuse cela, il les mangera toutes. Et certes on dit avec raison :
Celui qui se fait un ami d’un ennemi plus fort que lui, celui-là, sans aucun doute, s’empoisonne lui-même.
Je lui en donnerai donc une chaque jour, fût-ce même un ami. Et l’on dit :
Les hommes sages apaisent avec un petit présent l’ennemi assez fort pour prendre tout ce qu’ils possèdent, comme fait l’Océan avec le feu sous-marin.
Le faible qui, lorsque celui qui est très-fort lui demande quelque chose, ne lui offre pas même des grains de millet avec douceur et ne lui présente pas ce qu’il indique, donne plus tard trois boisseaux de farine.
Et ainsi :
Quand il s’agit de tout perdre, le sage abandonne la moitié et fait son affaire avec l’autre moitié, car la perte du tout est difficile à surmonter.
Que l’homme sensé ne sacrifie pas beaucoup à cause de peu ; car la sagesse, c’est de conserver beaucoup au moyen de peu.
Cette résolution prise, il lui donna toujours une grenouille, et le serpent, quand il l’avait mangée, en mangeait encore une autre en l’absence de Gangadatta. Et certes on dit ceci avec raison :
De même qu’avec des vêtements sales on s’assied n’importe où, ainsi celui qui a perdu sa richesse ne conserve pas le reste de sa richesse.
Mais un jour le serpent, après avoir mangé les autres grenouilles, mangea aussi le fils de Gangadatta, nommé Yamounâdalta. Lorsque Gangadatta vit celui-ci mangé, il s’écria avec l’accent de la passion : Fi ! fi ! et ne cessa nullement de se lamenter. Puis sa femme lui dit :
Pourquoi pleures-tu et te lamentes-tu tristement, destructeur de ta race ? Notre race étant détruite, qui sera notre protecteur ?
Pense donc aujourd’hui même à ta sortie d’ici ou à un moyen de faire mourir le serpent.
Or avec le temps toute la race des grenouilles fut mangée ; il ne resta que Gangadatta seul. Puis Priyadarsana lui dit : Mon cher Gangadatta, j’ai faim. Toutes les grenouilles sont détruites jusqu’à la dernière ; tu restes. Donne-moi donc quelque chose à manger, puisque tu m’as amené ici. — Hé, ami ! dit Gangadatta, tant que j’existerai, tu n’as nullement à t’inquiéter à ce sujet. Si donc tu m’envoies, je rendrai confiantes les grenouilles qui sont dans d’autres puits, et je les amènerai ici. — Jusqu’à ce moment, répondit le serpent, je ne dois pas te manger, parce que tu es comme un frère ; si tu fais cela, tu deviens à présent comme un père. Fais donc ainsi. Gangadatta, après avoir entendu cela, entra dans le seau de la roue, offrit des hommages d’adoration et des sacrifices à différentes divinités, et sortit de ce puits. Priyadarsana, avec le désir de son retour, resta là à l’attendre. Mais comme, bien qu’un long temps se fût écoulé, Gangadatta ne revenait pas, Priyadarsana dit à une iguane qui demeurait dans un autre trou : Ma chère, rends-moi un petit service. Puisque tu connais depuis longtemps Gangadatta, va près de lui, cherche-le dans quelque étang et dis-lui de ma part : Viens bien vite, même seul, si les autres grenouilles ne viennent pas. Je ne puis demeurer ici sans toi, et si je commets une méchanceté envers toi, que les bonnes œuvres de ma vie t’appartiennent. En conséquence de ces paroles, l’iguane chercha bien vite Gangadatta, et lui dit : Mon cher Gangadatta, ton ami Priyadarsana regarde continuellement ton chemin ; viens donc promptement. De plus, contre toute vilaine action qu’il commettrait envers toi il te donne, comme gage de sûreté, les bonnes œuvres de sa vie. Reviens donc sans crainte dans le cœur.
Lorsque Gangadatta eut entendu cela, il dit :
Quel crime ne commet pas celui qui a faim ? Les hommes amaigris par le besoin sont sans pitié. Ma chère, dis à Priyadarsana : Gangadatta ne retourne pas au puits.
En disant ces mots, il congédia l’iguane.
Ainsi, ô méchant animal aquatique ! moi non plus, comme Gangadatta, je n’irai point dans ta maison. Quand le crocodile eut entendu cela, il dit : Hé, ami ! il n’est pas convenable à toi de faire cela. Éloigne absolument de moi le péché d’ingratitude, en venant dans ma maison ; autrement je jeûnerai en ton intention jusqu’à ce que mort s’ensuive. — Imbécile ! dit le singe, dois-je, comme un sot Lambakarna, bien que j’aie vu le danger, aller là et me tuer moi-même? Car celui qui, venu et parti après avoir vu la force du lion, revint encore, était un sot qui n’avait ni oreilles ni cœur.
Mon cher, dit le crocodile, qui est ce Lambakarna ? Comment mourut-il quoiqu’il eût vu le danger ? Raconte-moi cela. Le singe dit :
“La Grenouille et le Serpent”
- Panchatantra 48