Saint-Marc Girardin
Académicien, professeur, analyses des fables – la Mort et le Mourant
Fable de La Fontaine la Mort et le Mourant, analysée
A côte du vieillard qui ne veut pas mourir, quoiqu’il ait cent ans, il nous montre le jeune homme qui ne sait pas qu’il peut mourir, quoiqu’il n’ait que vingt ans. Et, comme la jeunesse ne sait jamais se tempérer, les jeunes gens que le poète va mettre en scène ajouteront à ta confiance qu’ils ont en la vie le dédain et la raillerie pour la vieillesse; ils seront coupables, afin d’être moins plaints :
Rien ne manque au tableau : l’orgueil de la vie dans la jeunesse, et la durcie qui accompagne toujours l’orgueil :
Quittez le long espoir et les vastes pensées :
Tout cela ne convient qu’à nous.
Autant il sied aux vieillards de parler de leur âge et de la mort qui s’approche, autant il sied peu qu’on leur en parle. Dire à quelqu’un : « Vous mourrez demain, » c’est le Faire mourir dès aujourd’hui. Il n’y a que le prêtre qui puisse sans dureté parler au mourant de la mort, parce qu’il lui parle en même temps de l’immortalité. Le vieillard de la Fontaine a une sérénité d’humeur qui fait qu’il ne se laisse pas abattre aux paroles des trois jeunes hommes : il est de l’école du sage que souhaitait la Fontaine :
La Mort ne surprend pas le sage;
Il est toujours prêt a partir.
Mais, comme il est prêt à sortir de la vie, et que l’idée de la mort ne l’épouvante pas, il garde, en face de cette idée, toute sa liberté d’esprit; et, de même qu’il sait que la mort est l’inévitable voisine de la vieillesse, de même il sait aussi que la vie est la chose du monde la plus voisine du la mort et la moins sûre, même pour les jeunes gens :
……….La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.
La fragilité de la vie fait donc un sort égal aux vieillards et aux jeunes gens; mais, dans cette égalité de condition, les vieillards ont un avantage sur les jeunes gens : ils ont une idée douce et forte qui est propre à l’âge mûr et à la vieillesse, l’idée de l’hérédité, qui rachète, pour ainsi dire, l’homme de la nécessité et de la tristesse de sa lin. L’hérédité, qui, pour le jeune homme, s’il ne s’en défend pas, est une idée de jouissance, est pour le vieillard une idée de dévouement. Elle est donc bonne aux vieillards; elle les soutient, elle les console, elle oppose au néant du moi, si pénible à prévoir, l’avenir de la famille, si doux à espérer; elle perpétue l’homme en même temps qu’elle le détruit; elle fait qu’il se résigne à nôtre plus, pensant qu’il revivra dans ses enfants :
Mes arrière-neveux rue devront cet ombrage,
Hé bien! défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui :
J’en puis jouir demain et quelques jours encore.
La Fontaine, dans sa fable, vent donc que nous nous intéressions au vieillard plus qu’aux jeunes gens, et qu’au moment où les jeunes gens périront, nous ne regrettons pas trop leur jeunesse si vite interrompue. Il a craint le cri mélancolique qui s’élève souvent de la poitrine des vieillards :
Hélas! que j’en ai vu mourir de jeunes hommes!
Non que chacun de nous en vieillissant regrette de n’être pas mort à la place de tant de jeunes gens qui ont péri sous nos yeux : la vie est un bien qui n’a pas de satiété. Cependant nous sommes tous ainsi disposés, que, lorsqu’il s’agit des autres, nous aimons mieux voir mourir les vieux que les jeunes. La Fontaine a fait que, comme nous nous intéressons au vieillard, qui est sage et bon, nous consentons de bon cœur qu’il puisse compter l’aurore plus d’une fois sur le tombeau des jeunes gens. La parole est dure, mais elle est méritée. Ils périssent donc sans que nous soyons tentés de les pleurer. Mais, ce que nous ne faisons pas, le vieillard. le fait, afin qu’il ait jusqu’au bout noire affection : il pleure les jeunes gens, il fait leur épitaphe, et, la mort ayant expié le tort qu’ils avaient, nos yeux, en finissant cette belle et grave histoire, se reposent sur le tableau le plus touchant que nous puissions imaginer, la vieillesse pleurant sur la mort des jeunes gens.
Je trouve, dans les Mémoires de Joinville, une histoire qui ressemble de bien près à la fable de lu Fontaine. « Le jour où Mgr Hue de Landricourt fut mis en terre, dit Joinville, comme il était en sa bière, dans ma chapelle, six de mes chevaliers, qui étaient appuyés sur plusieurs sacs d’orge (1), se mirent à parler haut et à troubler le prêtre. Je leur allai dire qu’ils se tussent, et leur dis qu’il n’était pas séant à des chevaliers et à des gentilshommes de parler tandis que l’on chantait la messe des morts. Ils me commencèrent à rire et me dirent qu’ils causaient à qui se remarierait la femme du sire de Landricourt. Je les réprimandai fort et leur dis que de telles paroles n’étaient ni bonnes ni belles, et qu’ils avaient bien vite oublié leur compagnon. Le lendemain, ce fut la grande bataille, où ils furent morts ou blessés à mort; et ainsi il fallut que ce lut leurs femmes qui se remariassent toutes six . »
L’histoire est belle; mais elle a quelque chose de triste et de terrible. Le dernier trait est presque sublime, d’un sublime dur et qui exprime la vengeance de Dieu. J’aime mieux le dénouement de la Fontaine :
Et, pleures du vieillard, il grava sur leur tombe
Ce que je viens de raconter.
La pitié y est à côté de la justice.
La certitude de la mort et l’incertitude de la vie, quels lieux communs! Mais aussi quels mystères pour l’intelligence humaine, et par conséquent aussi quelles inspirations pour la poésie, qui aime ce qui surpasse la portée ordinaire de l’homme ! Le poète est celui dont l’esprit a un peu plus de divin que ce que nous en avons tous, Cui mens divinior et qui en même temps sait expliquer ce qu’il sait voir, Atque os magna sonaturum. Ces grands mystères, ou plutôt ces grands lieux communs sont le cadre de la vie humaine, et il semble en vérité que, dans un pareil cadre, et pressé de tous côtés par la mort, l’homme ne devrait avoir ni agitation, ni soucis, ni ambition, ni vanité. Pourquoi s’agiter en effet ? Pourquoi s’inquiéter ? Pourquoi s’enorgueillir, puisque nous devons mourir tôt ou tard, jeunes ou vieux? Qu’est-ce qu’une œuvre? Qu’est-ce qu’un nom? Et non-seulement ce nom, si retentissant que nous croyions qu’il soit, finira bien vite dans le temps, quand nous ne serons plus; mais il ne va guère loin dans l’espace, même quand nous le portons encore. M. de Lamartine raconte, dans son Voyage d’Orient, qu’étant allé visiter lady Stanhope dans le Liban, elle lui demanda son nom. « Je le lui dis. — Je ne l’avais jamais entendu, reprit-elle avec l’accent de la vérité.— Voilà, milady, ce que c’est que la gloire! J’ai composé quelques vers dans ma vie, qui ont fait répéter un million de fois mon nom par tous les échos littéraires de l’Europe; mais cet écho est trop faible pour traverser votre mer et vos montagnes, et ici je suis un homme tout nouveau, un homme complètement inconnu, un nom jamais prononcé. » (Fable la Mort et Mourant analysée par St.-Marc Girardin)
1 C’était en Orient, pendant la croisade de saint Louis, et la chapelle est une tente.
Fable de La Fontaine : la Mort et le Mourant
La Mort ne surprend point le sage ;
Il est toujours prêt à partir,
S’étant su lui-même avertir
Du temps où l’on se doit résoudre à ce passage.
Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps :
Qu’on le partage en jours, en heures, en moments,
Il n’en est point qu’il ne comprenne
Dans le fatal tribut ; tous sont de son domaine ;déesse, vieillard,
Et le premier instant où les enfants des rois
Ouvrent les yeux à la lumière,
Est celui qui vient quelquefois
Fermer pour toujours leur paupière.
Défendez-vous par la grandeur,
Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse,
La mort ravit tout sans pudeur
Un jour le monde entier accroîtra sa richesse.
Il n’est rien de moins ignoré,regret
Et puisqu’il faut que je le die,
Rien où l’on soit moins préparé.
Un mourant qui comptait plus de cent ans de vie,
Se plaignait à la Mort que précipitamment
Elle le contraignait de partir tout à l’heure,
Sans qu’il eût fait son testament,
Sans l’avertir au moins. Est-il juste qu’on meure
Au pied levé ? dit-il : attendez quelque peu.
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ;
Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez qu’à mon logis j’ajoute encore une aile.
Que vous êtes pressante, ô Déesse cruelle !
– Vieillard, lui dit la mort, je ne t’ai point surpris ;
Tu te plains sans raison de mon impatience.
Eh n’as-tu pas cent ans ? trouve-moi dans Paris
Deux mortels aussi vieux, trouve-m’en dix en France.
Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui te disposât à la chose :
J’aurais trouvé ton testament tout fait,
Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait ;
Ne te donna-t-on pas des avis quand la cause
Du marcher et du mouvement,
Quand les esprits, le sentiment,
Quand tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d’ouïe :
Toute chose pour toi semble être évanouie :
Pour toi l’astre du jour prend des soins superflus :
Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus
Je t’ai fait voir tes camarades,
Ou morts, ou mourants, ou malades.
Qu’est-ce que tout cela, qu’un avertissement ?
Allons, vieillard, et sans réplique.
Il n’importe à la république
Que tu fasses ton testament.
La mort avait raison. Je voudrais qu’à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d’un banquet,
Remerciant son hôte, et qu’on fit son paquet ;
Car de combien peut-on retarder le voyage ?
Tu murmures, vieillard ; vois ces jeunes mourir,
Vois-les marcher, vois-les courir
A des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.
J’ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret :
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
- Saint-Marc Girardin, 1801 – 1873