Guy le Ray
Poète et fabuliste contemporain – La Pie de la ville et la Pie de la campagne
Le vol de la pie semblait s’éterniser. Plus elle battait des ailes et pensait retrouver au plus vite l’arbre dont elle avait fait son gîte, plus elle avait l’impression de s’en éloigner. Ce qui était bizarre, c’était que le paysage défilant sous elle ne ressemblait en rien à celui qu’elle connaissait et plus elle avançait, plus il devenait totalement étranger. Il n’y avait plus de grands espaces quadrillés par les champs dessinés de la main de l’homme au milieu desquels était posé un village avec un clocher où elle aimait tant se percher. En fait, il finit par ne plus y avoir que des villages collés les uns aux autres, et des clochers un peu partout. La pie épuisée par ce vol sans fin, déroutée de ne plus retrouver son arbre, décida de se poser et choisit le clocher le plus haut. Pour la première fois de sa vie en effet elle avait le choix, des clochers il y en avait vraiment de tous les côtés.
Jamais elle n’avait vu un tel paysage. Le village était gigantesque et malgré sa vue perçante, elle n’en voyait pas la fin. Les maisons paraissaient anormalement grandes, sans compter les coupoles, les dômes, les clochetons qui parsemaient l’espace. Chose incroyable, les bâtiments semblaient vouloir atteindre le ciel. Tout lui était totalement étranger, presque inquiétant. Après un temps de repos qui lui permit de reprendre ses esprits, elle dût se rendre à l’évidence, elle était perdue, complètement perdue dans un monde inconnu, à la fois envoûtant et oppressant.
Après avoir scruté ce qui l’entourait, la pie s’aperçut qu’il y avait quand même des arbres. En réalité, il y en avait un peu partout, mais ce qui était étonnant c’est qu’ils étaient plus petits que les maisons et la pie n’avait jamais vu une telle chose de sa vie. Elle s’aperçut aussi que par endroits, ces arbres étaient regroupés dans des trouées au milieu des maisons. Elle décida de s’y rendre et après un vol plané se percha au sommet d’un arbre majestueux, admirable, sans doute plusieurs fois centenaire, c’était un cèdre sorti de la nuit des temps. Protégée par son immense verdure, à l’abri de tous les regards, épuisée par ce voyage dans l’inconnu, elle plongea dans un profond sommeil.
Il ne fût pas long ce sommeil car la maîtresse des lieux n’avait pas tardé à repérer l’intruse et en guise d’accueil lui avait envoyé dans les oreilles un tintamarre épouvantable digne de la colère exubérante d’une pie. Ce n’était que caquètements, cris, jacassements répétés et la pie de la campagne avait vite compris qu’il s’agissait de menaces, qu’il était urgent de partir. La fatigue était trop intense, elle ne pouvait à nouveau s’envoler et ne savait d’ailleurs pas où aller. Alors, elle s’enhardit et s’adressa à la maîtresse des lieux :
– je suis une pie comme toi, je suis totalement perdue, je me suis perchée sur cet arbre pour me reposer, et je dois repartir chez moi. Pourrais-tu me dire où je suis ?
– tu es chez moi et j’habite le plus bel arbre du monde dans la plus belle ville du monde, loin de la campagne où tout m’ennuie.
– je voudrais retourner chez moi, peux-tu m’aider à retrouver mon chemin ?
– peut-être répondit la pie de la ville, mais je déteste m’éloigner de ma chère ville. Enfin je vais réfléchir, en attendant tu es mon invitée et si cela t’intéresse, je te la ferai la visiter.
– d’accord, dit la pie de la campagne, trop heureuse à l’idée de pouvoir retourner chez elle.
Après un repos bien mérité, les deux pies s’envolèrent à la découverte de toutes les merveilles de cette grande ville. Au retour, la pie de la campagne devait être encore plus étonnée par ce qu’elle allait découvrir. La pie de la ville avait en effet décidé de lui faire visiter ses appartements dont les pièces étaient dispersées dans les nombreux étages de cet arbre gigantesque. Il y avait la cuisine pour les repas, des chambres à coucher à l’abri de la lumière de la ville, des salons pour les bavardages avec les invités, des gardes à manger dans différents recoins pour satisfaire l’appétit démesuré de la pie et de ses visiteurs, des postes de surveillance pour apercevoir les intrus, en particulier les corbeaux qui tentaient régulièrement de s’approprier son arbre. Tout cela était surprenant et difficilement imaginable. C’est alors que la pie de la ville dit à son invitée :
– je vais te faire voir les pièces les plus extraordinaires de ma demeure ; mes amies de la ville ne les connaissent même pas car cela les rendraient encore plus jalouses. Toi tu vas retourner dans ta campagne, tu pourras conserver un souvenir merveilleux de ta visite !
Cela dit, elle entraîne son invitée dans un dédale de branches à ne plus s’y retrouver et soudain elles débouchent sur un corridor au fond duquel était suspendu un rideau noir et blanc, rideau que la pie écarta d’un coup de bec. Ce fût un coup de bec magique ! Tout n’était que brillance, éclats de lumière, scintillements, l’endroit était parsemé de pierres précieuses, de bijoux ; il y avait là des bagues, des boucles d’oreille, des bracelets, des colliers, des chevalières, des perles, des pièces d’or, d’argent et de vermeil. C’était absolument prodigieux, même le plus riche bijoutier de la ville n’avait un tel trésor ! Aux branches de l’arbre étaient suspendus des centaines de collier, tous plus beaux les uns que les autres, leurs pierres et leurs perles jouant à cache cache avec les rayons du soleil dans un scintillement irréel et enchanteur. Un peu plus loin des petits coffres renfermaient d’autres trésors, ils débordaient de diamants de toutes les tailles et leurs reflets en forme d’étoiles étincelaient dans la verdure de l’arbre.
– mais d’où viennent toutes ces merveilles, demanda la pie de la campagne ?
– de la ville bien entendu !
– où les trouves-tu dans la ville questionna la pie de la campagne ?
– chez ses habitants, ils en ont des montagnes !
– comment fais-tu pour en trouver autant ?
– je surveille les habitants, se rengorgea de contentement la pie de la ville
– tu les surveilles, soit, mais il faut bien s’en emparer !
– c’est très facile. Les habitants de la ville sont tellement occupés qu’ils en oublient partout, sur les tables des terrasses des maisons et celles des cafés, dans les squares, sur les bancs, sans compter ceux qu’ils perdent dans leur empressement d’être toujours ailleurs de l’endroit où ils sont.
– je comprends, dit la pie de la campagne, tu fais le guet et tu profites de leur distraction. Moi, à la campagne, je me contente des petits cailloux qui brillent au soleil !
– des cailloux, ce n’est que misère, cela ne donne que de l’insatisfaction !
– l’insatisfaction est totale chez toi, lui dit avec finesse la pie de la campagne, tu en as tant qu’il t’en faut toujours davantage sans que tu en sois satisfaite.
– c’est vrai, il m’en faut toujours plus pour satisfaire mon insatisfaction. D’ailleurs j’ai même trouvé un objet qui me permet d’en trouver davantage !
– ah bon, et quel est cet objet ?
– une paire de jumelles de spectacle ! C’est un objet extraordinairement magique, il permet de voir ce que l’on ne peut voir. C’est grâce à ces jumelles que j’ai pu amasser un tel trésor. De mon arbre je vois tout et tout de suite… un vol plané et de retour à l’arbre j’accroche un collier, un bracelet, je range une bague, une perle. Je suis la pie la plus riche du monde !
– c’est incontestable acquiesça la pie de la campagne
Elle se dit alors qu’elle était bien plus heureuse que cette pie qui n’avait pour seul but que d’accumuler des trésors et de les cacher de peur qu’on ne les lui dérobe. A chacun ses plaisirs finit-elle par conclure !
La pie de la ville, à l’image de ses habitants, avait toujours besoin d’activité, d’occupation, elle était toujours en mouvement, c’était un véritable ressort. Souvent la nuit, au lieu de se coucher avec le soleil, elle sortait et allait au spectacle ; il faut dire que dans cette ville du spectacle il y en avait partout, dans les rues en particulier, mais il y avait aussi des endroits dédiés aux spectacles et elle aimait fréquenter tous ces lieux, réussissant toujours à rentrer grâce à son audace et à l’agitation ambiante.
Un soir donc, la veille du départ de la pie de la campagne, la pie de la ville lui proposa d’aller à l’opéra…. Oui, parfaitement à l’opéra ! Son arbre n’en était qu’à quelques coups d’ailes et c’était un endroit qu’elle chérissait beaucoup. Elle adorait se promener sur ses toits surtout à cause des décorations en or, des statues qui étaient de véritables blocs d’or. Être entourée d’or était pour elle source d’une ivresse absolue. Quand elle allait à l’opéra, elle se faisait discrète et connaissait suffisamment de portes dérobées pour rentrer sans être vue et là son émerveillement était encore plus grand que sur les toits. Tout cet or sur les statues, les sculptures, les balcons, les loges, le fronton et le rideau du théâtre ! Elle aurait aimé l’emmener dans son arbre mais cela était impossible. Elle se contentait de venir l’admirer de temps en temps.
– cette fois, dit la pie de la ville, je ne passerai pas par les toits, je ne serai pas discrète
– mais tu te feras chasser, les pies ne vont pas à l’opéra !
– ce soir la pie est à l’honneur à l’opéra, ce sera elle la reine et tous les spectateurs seront très surpris d’en voir une vraie … enfin deux puisque tu viens avec moi
– et pourquoi seraient-ils surpris ?
– parce que ce soir la pie fait partie du spectacle ! D’ailleurs son titre est « La pie voleuse »
– ah oui, la pie voleuse, je comprends, s’exclama la pie de la campagne !
Le soir venu, à la demande pressante de son hôte, la pie de la campagne accepta de se maquiller, après tout on ne va pas à l’opéra tous les jours se dit-elle ! Après avoir nettoyé leurs plumes et en avoir accentué les contours par des traits blancs et noirs, elles firent briller le noir de leur queue ce qui en intensifia les reflets métalliques. Même le chef d’orchestre allait porter une queue de pie, dit avec délice la pie de la ville !
Quelques coups d’ailes plus tard, les deux pies étaient sur le parvis de l’opéra devant l’entrée, et la surprise fût telle que spectatrices et spectateurs, à la fois étonnés et amusés de cette présence insolite, s’écartèrent spontanément devant elles leur faisant ainsi une haie d’honneur. Drapées dans leur belle robe noire et blanche, éblouies par les flashes de ceux qui immortalisaient la scène, les deux pies gravirent solennellement le grand escalier et firent une entrée triomphale dans la salle de spectacle. Jamais, depuis ce soir là, il ne se passa un évènement aussi incroyable à l’opéra…..
Après le spectacle et un sommeil agité par les échos de cette nuit magique, la pie de la campagne se réveilla les pattes molles et les yeux engourdis. Ce n’était vraiment pas dans ses habitudes de veiller si tard ! Cette soirée inoubliable valait quand même bien cette fatigue du matin !
Elle se prépara pour le départ et la pie de la ville l’accompagna jusqu’aux confins de la ville. Elle retrouva alors avec délice la paix des champs, le silence de la nature, ravie aussi que sa compagne de quelques jours, vaniteuse mais finalement attachante, ait accepté de venir un jour prochain lui rendre visite dans cette campagne qui l’indiffère tant.
Illustration:
Guy le Ray
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LIVRE “Imagine les Animaux par Dan Jacobson”
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