Au fond d’un boudoir solitaire,
Réduit coquet, asile du mystère,
Une Pipe, un Cigare, on ne sait trop comment,
Pénétrèrent un jour, chacun séparément.
C’était chose indiscrète et même téméraire ;
La Pipe le comprit et dit à son voisin :
— « Camarade, cet air ne me semble pas sain ;
» Vite, partons de compagnie ;
» Si quelqu’un vient et nous surprend,
» Dieu sait le sort qui nous attend. »
— « Ton camarade ? Moi ! tu te trompes, ma mie,
Reprit le Cigare orgueilleux,
» Toi, coureuse de mauvais lieux,
» Ici, je le conçois, tu n’es pas à ton aise ;
» Mais moi, c’est différent : beau, jeune, aventureux,
» A la ville, à la cour, partout, ne t’en déplaise,
» Je suis admis avec honneur. »
— « Ah ! vous tranchez du grand seigneur,
» Dit la Pipe, et, par un outrage,
» Vous répondez à l’avis le plus sage !
» Cela finira mal. » Dans le boudoir, soudain.
Entre une belle dame, à l’air noble et hautain,
A la lèvre pincée, à la démarche altière ;
Autant qu’il m’en souvient, elle était douairière.
Sur la Pipe, d’abord, son regard s’arrêta,
Et sa colère en ces mots éclata :
— « Vous, ici ! Conçoit-on une pareille audace ? »
Mais la Pipe aussitôt : — « Excusez-moi, de grâce,
» Princesse magnanime, en quoi peut vous blesser
» L’aspect d’une pipe d’argile ?
» Pitié ! Ma vie est si fragile !
» Le moindre choc peut me briser… »
— « Malheureuse, tais-toi ! Ton haleine empestée
» Infecte mon boudoir et me fait mal au cœur. »
Cela dit, l’Altesse irritée,
Saisissant la pauvrette avec sa main gantée,
La lança dans la cour, de vingt pieds de hauteur.
La Pipe se cassa… Fin triste, imméritée,
Destin cruel que doit déplorer tout fumeur :
Elle était si bien culottée ! ! !
— « Ah ! Signora, bravo ! dit notre fanfaron ;
» En vérité, le populaire
» Ne respecte plus rien, et, si nous laissions faire… »
— « Hein ! Qui va là ? Quel est cet avorton ?
» Je ne l’avais pas vu. » — « Madame, je vous jure,
» N’avoir au grand jamais mérité cette injure :
» Je suis de très-bonne maison,
» Duc de Panatellas, prince des deux Castilles,
» Grand propriétaire aux Antilles…
» Dans l’univers a retenti mon nom.
» Il ajouta plus bas, avec impertinence :
» Du Seigneur Antony, le célèbre lion,
» Un peu de vos amis, je pense,
» Vous voyez devant vous le plus cher compagnon ;
» Ce titre seul… » — « Oh ciel ! quelle impudence !
» Dit la dame ; et voilà ce qu’au pays de France,
» Aujourd’hui, l’on nomme bon ton !
» Ô temps ! ô mœurs ! fatale décadence ! »
Fuis dissimulant son courroux
Sous les dehors menteurs d’un perfide sourire :
— « Duc de Panatellas, prince d’un vaste empire,
» Ce modeste réduit est trop étroit pour vous ;
» Ici, vous paraissez mal à l’aise, Messire,
» Vous avez besoin d’air… Monseigneur, en voilà !… »
Et le héros, trompant sa renommée,
Par la fenêtre s’en alla,
Cette fois, non pas en fumée.
Certaines gens, dans le grand monde admis,
Font fi de leurs égaux ; se croyant tout permis,
Hautains et bouffis d’arrogance,
Ils semblent oublier qu’ils sont du peuple aussi.
Messieurs les parvenus, trêve à votre insolence,
Et retenez ceci :
A l’endroit du blason, la noblesse intraitable,
Au fond, ne voit en vous que des gens du commun ;
A ses yeux, comme dans ma fable,
Pipe ou cigare, c’est tout un.
“La Pipe, le Cigare et la grande Dame”