Une Tortue était, à la tête légère,
Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays,
Volontiers on fait cas d’une terre étrangère :
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux Canards à qui la commère
Communiqua ce beau dessein,
Lui dirent qu’ils avaient de quoi la satisfaire :
Voyez-vous ce large chemin ?
Nous vous voiturerons, par l’air, en Amérique,
Vous verrez mainte République,
Maint Royaume, maint peuple, et vous profiterez
Des différentes mœurs que vous remarquerez.
Ulysse en fit autant. On ne s’attendait guère
De voir Ulysse en cette affaire.
La Tortue écouta la proposition.
Marché fait, les oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pèlerine.
Dans la gueule en travers on lui passe un bâton.
Serrez bien, dirent-ils ; gardez de lâcher prise.
Puis chaque Canard prend ce bâton par un bout.
La Tortue enlevée on s’étonne partout
De voir aller en cette guise
L’animal lent et sa maison,
Justement au milieu de l’un et l’autre Oison.
Miracle, criait-on. Venez voir dans les nues
Passer la Reine des Tortues.
– La Reine. Vraiment oui. Je la suis en effet ;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose ;
Car lâchant le bâton en desserrant les dents,
Elle tombe, elle crève aux pieds des regardants.
Son indiscrétion de sa perte fut cause.
Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité,
Ont ensemble étroit parentage.
Ce sont enfants tous d’un lignage.
Analyses de Chamfort – 1796.

V. 1. Une tortue était, etc. . . .
Quoique l’invention de cette fable soit un peu bizarre , quoique la tortue y soit peinte dans ùn costume bien étranger à ses habitudes, on peut ranger cet Apologue parmi les bons. C’est que l’intention en est sage, morale , bien marquée , et que d’ailleurs l’exécution en est très-agréable.
V. 4. Volontiers gens boiteux , etc. ….
La répétition de ce mot volontiers est pleine de grâces ; et ce vers : Volontiers gens boiteux haïssent le logis , fait voir comment La Fontaine sait tirer parti des plus petites circonstances.
V. 9. . . . Par l’air en Amérique :
Il ne fallait point particulariser, ni nommer l’Amérique : du moins fallait-il ne nommer qu’une contrée de l’ancien hémisphère. Toute action qui forme le nœud ou l’intérêt d’un Apologue , est supposée se passer dans les temps fabuleux, au temps (comme dit le peuple ) où les bêtes parlaient. Il y a, pour chaque genre de poésie, une vraisemblance reçue , une convenance particulière, dont il ne faut pas s’écarter.
V. 13. Ulysse en fit autant.
Ce trait ne pèche point contre la règle que nous venons d’établir, parce que le temps où Ulysse vivait est supposé compris dans l’époque que nous avons indiquée ; d’ailleurs , ce rapprochement des voyages d’Ulysse avec celui de la tortue est si plaisant, que le lecteur s’y rendrait bien moins difficile.
V. 13. . . . On ne s’attendait guère…,
Voilà un de ces traits qui caractérisent un poète supérieur à Son sujet ; nul n’a su s’en jouer à propos comme La Fontaine. “La Tortue et les deux Canards.”