La vertu, le bon sens, l’esprit et la prudence Tombèrent en partage au plus laid des mortels; Ne jugeons sur l’apparence ; Toi que nous méprisons mérite des autels. Du pays , de la condition , de la figure et de la vivacité d’esprit D’ Esope. (Extraits )
Plusieurs grands hommes se sont appliqués à examiner la nature des choses humaines , et les causes des révolutions, pour en instruire la postérité. Il semble, quand on considère la sagesse et le bon sens qui brillent dans les ouvrages d’Esope , qu’il ait été divinement inspiré , pour donner aux hommes tant de préceptes de morale, si beaux et si utiles , et qui surpassent infiniment tous ceux que les plus grands philosophes avaient donné jusqu’alors. Il ne s’est point tourmenté à chercher des définitions exactes , à faire de longs raisonnements , à citer de grands exemples tirés de l’histoire , pour persuader les hommes, et pour les engager à aimer la vertu, à fuir le vice. Il ne s’est servi pour les instruire que du secours des fables, et pour leur donner de l’horreur de certaines actions, que les oiseaux et les autres animaux dépourvus de raison , et guidés par le seul instinct de la nature, ne voudraient pas avoir faites. Les hommes , pour peu qu’ils aient de raison , devraient rougir de honte, de ne pas s’appliquer aux choses honnêtes qu’Esope feint avait été pratiquées par des renards, et par d’autres animaux qui évitaient de grands périls , par leur industrie et par leur adresse , et qui savaient se procurer de grands avantages selon les occasions, Esope , qui se forma pendant sa vie l’idée d’une république toute philosophe, et qui fut lui-même plus philosophe , tant par ses actions que par ses paroles . fut de condition servile, et naquit à Amorion , Ville de Phrygie , que l’on surnommait La Grande. Voilà pourquoi je me persuade que Platon a dit aussi élégamment que véritablement , dans le dialogue intitulé Gorgias, que la nature et la loi sont souvent bien contraires l’une à l’autre, car la nature avait donné à Esope un esprit libre ; mais la loi des hommes réduisit son corps à la servitude. Cependant elle ne put altérer la liberté de son ame , en l’obligeant de voyager et de se transporter en plusieurs lieux différent. La multitude des affaires ne le fit jamais sortir de son assiette ordinaire. Non seulement Esope était né esclave, il était encore le plus hideux et le plus difforme de tous les hommes de son siècle. Il avait la tête en pointe, le nez plat, le cou gros et court , les lèvres grosses , le teint noir et livide ; voilà pourquoi on lui donna le nom d’Esope , qui signifie Ethiopien. Outre cela , il avait le ventre prodigieusement gros , il était bossu et tortu ; sa laideur surpassait peut-être celle de Thersite , dont Homère a fait une peinture si ridicule. Le plus grand de ses défauts, était la difficulté qu’il avait à parler , une voix enrouée et qu’on n’entendait qu’avec peine. Il semble que tous ces défauts aient contribué à la servitude d’Esope, car c’eût été une chose fort extraordinaire, qu’avec un corps si laid et si difforme , il eût pu se garantir de l’esclavage. Mais quelque difformité qu’il eût dans son extérieur , cela n’empêchait pas qu’il n’eût l’esprit vif, souple , délié , insinuant, plein d’inventions , et qui trouvait sur le champ toutes sortes d’expédients dans les affaires les plus délicates et les plus embrouillées.
L’innocence d’Esope injustement attaquée , il se justifie auprès de son maître, à qui il fait connaître celui qui avait mangé les figues.
Le maître d’Esope le voyant ainsi contrefait et ne croyant pas qu’il f ût propre à aucun emploi domestique, l’envoya aux champs pour labourer la terre ; il s’appliqua à son travail avec beaucoup de zèle et de courage. Son maître vint à sa maison de campagne voir ses ouvriers et les ouvrages qu’on y faisait. Un jardinier lui fit un présent de figues très belles et bien conditionnées. Il les reçut agréablement, et les donna à garder à l’un de ses domestiques nommé Agathope , pour les lui servir quand il serait revenu du bain. Pendant ce temps-là , Esope fut obligé de rentrer dans la maison, pour quelque affaire domestique. Agathope , se servit de cette occasion, et s’adressant à l’un de ses camara des : mangeons ces figues , lui dit-il, et si notre maître les redemande, nous accuserons de concert Esope , et nous dirons que c’est lui qui les a mangées, après être entré furtivement dans la maison. Outre cela , nous inventerons plusieurs mensonges , pour rendre la chose plus vraisemblable , et pour le mettre hors d’état de pouvoir se justifier de ce crime. Son témoignage ne pourra tenir contre une accusation si bien concertée. Et comment pourrait-il nous convaincre de mensonge , n’ayant aucune preuve contre nous ? Après avoir raisonné de la sorte, ils se mirent à exécuter leur complot , et disaient avec de grands éclats de rire , à chaque figue qu’ils rnengeaient : malheur à toi , misérable Ésope. Le maitre étant revenu du bain , redemanda les figues , mais ayant appris qu’Esope les avait mangées , il entra en grande colère , et commanda sur le champ de le faire venir. Sitôt qu’il l’eût aperçu : Malheureux , lui dit il, comment as-tu eu l’audace d’entrer dans l’office et de manger les figues que l’on m’avait destinées ! Esope entendait et comprenait fort bien les reproches, qu’on lui faisait ; mais la difficulté qu’il avait à s’énoncer l’empêchait d’y répondre. Convaincu par les dépositions des faux témoins , et se voyant menacé d’une grêle de coups , il se jeta aux pieds de son maître , lui demandant quelque délai , avec, de grandes instances. Il courut dans la cuisine, il en apporta de l’eau tiède qu’il avala , se provoquant avec le doigt à vomir ; il rendit l’eau toute claire , parce qu’il n’avait encore rien mangé de tout le jour. Il pria ensuite son maître de commander à ses accusateurs d’en faire autant , afin que l’on pût connaître , sans s’y tromper, ceux qui avaient mangé les figues. Le maître d’Esope admirant la vivacité et la subtilité de son esprit, voulut que les faux témoins avalassent sur le champ de l’eau tiède en présence. Ils y consentirent ; mais au lieu de se fourrer les doigts dans le gosier , pour se provoquer à vomir, ils se contentaient de les tourner autour des mâchoires. A peine eurent-ils achevé de boire cette eau, que le mal de cœur, et l’envie de vomir les prit ; ils la rejetèrent avec les figues. Leur crime et leurs calomnies parurent aux yeux de tout le monde. Le maître ordonna qu’on les mit nus pour les fouetter ; ils connurent alors , par leur propre expérience , la vérité de cette maxime : que celui qui dresse des embûches à son prochain, attire sur soi le mal qu’il veut faire aux autres. …………..
Esope est livré pour être précipité du haut d’un rocher. ………… Vous me faites mourir injustement. et vous m’opprimez par la force. Mais j’aurai des vengeurs qui vous puniront. Babylone et la Grèce entière vous demanderont compte de mon sang. Ce discours ne toucha nullement les habitants de Delphes, et ne les disposa point à lui pardonner. Il se réfugia dans la temple d’Apollon, mais ils l’en arrachèrent de force, et pleins colère et de rage, ils le traînèrent sur une éminence pour le précipiter. Durant le chemin, Esope leur disait ; Ecoutes-moi, peuple de Delphes : un lièvre se voyant poursuivi par un (*)aigle, ne sachant où se cacher, pour éviter un ennemi si dangereux, se réfugia dans le trou d’un escarbot, le priant de lui donner un asile. L’escarbot pria l’aigle de ne point faire mourir ce pauvre animal, le conjurant au nom du grand Jupiter, de ne pas dédaigner sa petitesse. L’aigle indignée donna un coup d’aile à l’escarbot, enleva le lièvre, l’étrangla et le dévora. L’escarbot offensé de cet outrage, vola avec l’aigle pour reconnaître son nid , il y entra, il y fit un trou par où les œufs de l’aigle tombèrent, et se cassèrent. L’aigle enragée de l’audace de celui qui lui avait fait cet affront, résolut de faire son nid dans un lieu plus élevé. L’escarbot y monta, et fit le même ravage que la première fois. L’aigle ne sachant plus quelles mesures prendre pour se garantir des insultes d’un ennemi qu’elle ne connaissait pas, alla trouver Jupiter, ( car on dit communément que cet oiseau est sous la protection du maître des Dieux ) et mit sur ses genoux la troisième partie de ses œufs, les lui recommandant, et le priant d’en avoir grand soin; mais l’escarbot ayant fait comme une pilule de fiente, vola au ciel, et répandit cette ordure dans le sein de Jupiter , qui se levant brusquement pour se secouer, et ne se souvenant plus que les œufs de l’aigle étaient sur ses genoux, les fit tomber et ils se brisèrent. Jupiter ayant appris de l’escarbot, que ce qu’il en avait fait, n’était que pour tirer vengeance de l’aigle qui ne s’était pas contentée de l’outrager, mais encore qui avait commis une impiété contre Jupiter même, puisque l’escarbot l’avait conjurée en son nom, sans en pouvoir rien obtenir, fit une sévère réprimande à l’aigle, lorsqu’elle fut de retour, et lui dit que l’escarbot était la cause de tous ses chagrins, et qu’il avait eu raison de se venger de la sorte. Mais Jupiter ne voulant pas que l’espèce des aigles fût entièrement détruite, persuada à l’escarbot de se réconcilier de bonne foi. L’escarbot n’en voulut rien faire, et n’eut point d’égard pour la médiation de Jupiter, qui ordonna sagement que les escarbots ne paraîtraient point pendant tout le temps que les aigles pondent leurs œufs.
Peuple de Delphes ne méprisez point le Dieu dans le temple duquel je suis venu chercher un asile, quoique ce temple ne soit pas fort grand, ni proportionné à la majesté de ce Dieu ; car assurément il punira l’impiété des méchants. les habitants de Delphes se se souciant pas de ses remontrances le conduisaient toujours au lieu destiné pour son supplice.
……………….Etant sur le point d’être précipité, il leur dit encore cette fable : un homme devint éperdument amoureux de sa propre fille, dont il abusa après avoir envoyé sa femme à la campagne pour être plus en liberté d’exécuter son infâme projet. Cette fille lui disait : mon père, vous faites une chose abominable; j’aimerais beaucoup mieux être déshonorée par d’autres hommes que par vous, qui m’avez donné la vie. Je vous fais le même reproche, infâmes habitants de Delphes; j’aimerais mieux tomber dans les gouffres de Sylla ou de Charybde, ou dans les rochers de l’Afrique, que de périr injustement par des mains si indignes. Je déteste votre patrie, et j’atteste les dieux qui vengeront ma mort, et qui vous puniront de m’avoir fait mourir avec tant d’injustice. Les habitants de Delphes, sans s’arrêter à ses menaces, le précipitèrent du haut d’un rocher, et il mourut. Peu de temps après, tout le pays se vit désolé par la peste. Ils consultèrent l’oracle, qui leur dit que ce malheur était une punition de l’injustice qu’ils avaient faite à Ésope, qu’il fallait expier le crime dont ils s’étaient noircis par sa mort. Les remords qu’ils en eurent les obligèrent à lui. dresser une pyramide. Les plus grands hommes de la Grèce, et les plus sages de ce temps-là, ayant appris le mauvais traitement qu’on avait fait à Esope, vinrent à Delphes, et s’étant informés de ceux qui avaient été les principaux auteurs de la mort d’Esope, ils en firent une cruelle vengeance.
* “Aigle” est au féminin.
Texte extrait du livre : ” Les fable d’Esope mises en français, avec le sens morale en quatre vers. A Lons-Le-Saunier – Chez Gauthier Neveu – 1709.”