Joseph-Antoine-Joachim Cerutti
Journaliste, poète et fabuliste XVIIIº – L’Aigle et le Hibou
Pour apprendre à régner, l’Aigle voulut s’instruire.
Honteux de l’ignorance où vivaient ses ayeux,
Il ouvrit son palais aux savants de l’empire :
Le phénix immortel, le cygne harmonieux,
L’un, instruit par les ans, et l’autre par les dieux,
S’assemblaient à sa cour et venaient lui décrire
Les faits les plus brillants de la terre et des cieux.
Se dérobant lui-même à ses vastes royaumes,
Il vint, il parcourut toutes nos régions,
Nos ateliers, nos ports, nos camps, nos légions :
Ses regards les plus vifs s’attachaient aux grands hommes ;
Il mesurait par eux l’esprit des nations.
Arrêté quelque temps sur ces monts que Voltaire
Orna par ses bienfaits, illustra par ses vers,
Il suivit, tout ému, la trace de lumière
Que ce soleil mourant laissa dans ces déserts.
Regrettant un génie, ami de l’univers,
Il vint se consoler près de l’homme sublime
Devant qui la nature ouvrit tous ses trésors,
Le globe son foyer, l’océan son abyme,
Le temps ses profondeurs, l’Éternel ses ressorts.
Porté sur les sommets de la philosophie,
Il vit les fondateurs de l’Encyclopédie
Imprimer à leur siècle un mouvement nouveau ;
L’un semer la clarté dans les champs d’Uranie,
L’autre au milieu des arts, promener son pinceau ;
Le premier aplanir les routes du génie,
Le second de l’erreur déchirer le bandeau ;
Tous deux accompagner la vérité hardie,
L’un tenir sa balance et l’autre son flambeau.
Il entrevit de loin l’Élysée où repose
Le détracteur des arts, sublime extravagant,
Qui de la barbarie osant plaider la cause,
Prit pour raison suprême un délire éloquent.
L’Aigle admirait pourtant cette mâle éloquence ;
Du pacte social il estimait l’auteur,
D’une âme indépendante, il aimait la hauteur ;
Il chérissait le guide et l’appui de l’enfance,
Mais il n’excusait point cette longue démence,
Qui fit, pendant vingt ans, d’un esprit enchanteur,
Le martyr de l’orgueil, l’apôtre de l’erreur.
La sage politique est le levier du monde.
L’oiseau de Jupiter, voyageant en tout lieu,
Fit de cet art auguste une étude profonde ;
Il vint, sur leurs tombeaux, contempler Richelieu,
Adorer Fénelon, consulter Montesquieu.
Il observa long-temps cette Isle, si fameuse
Par d’immortelles loix et d’éternels combats,
Qui seule a découvert, en son audace heureuse,
Le système des cieux et celui des états.
Il vit le fier Anglais, trahi par sa fortune,
Égaré par ses chefs, épuisé d’or, de sang,
A demi renversé du trône de Neptune,
Rétrograder d’un siècle, et tomber… à son rang.
Aux rives du Texel d’un coup d’aile il s’élance,
Pour regarder un peuple utile à l’univers,
Qui repoussant Philippe et repoussant les mers,
Du fond de ses marais fit sortir l’opulence,
Et du feu des bûchers sauva la tolérance.
Dans un nuage obscur qui pesait sur les airs,
Et dont l’aspect sinistre annonçait les revers,
L’Aigle vit l’esclavage approcher en silence :
Tremble, dit-il, Batave ! on achève tes fers !
Laisse dormir ton or, réveille ta puissance !
Renaissez, Barnevelds, Grotius, et Ruyters !
Planant, du haut des deux, sur l’élément humide,
Il salue en passant les colonnes d’Alcide,
Il demande Carthage à des sables sans nom,
Considère l’Espagne… et vole vers Boston.
Là s’offrit à ses yeux le plus grand des spectacles,
Un peuple forcé d’être esclave, ou souverain,
La modération brisant un joug d’airain,
La sagesse, sans art, triomphant des obstacles,
Le courage vainqueur, reconnaissant un frein,
Une terre naissante et féconde en miracles,
Un monde indépendant ouvert au genre humain.
On croyait voir des flots, sortir la race antique,
Que l’océan , jadis, engloutit dans son sein :
Washington paroissait l’Atlas de l’Amérique,
Franklin, en cheveux blancs, Jupiter olympique,
Dirigeant d’un coup-d’œil le tonnerre incertain,
Adams, et son sénat, le conseil du Destin :
Levant, au milieu d’eux, un front noble et modeste,
La Fayette, à vingt ans, du monde était l’appui :
L’Aigle le distingua de la voûte céleste,
Et vint, avec orgueil, se reposer sur lui.
Ses yeux cherchaient en vain, dans l’empire d’Éole,
Ce grand navigateur qui sonda tant de mers,
Côtoya tant d’écueils, peupla tant de déserts,
Et toucha dans sa course à l’un et l’autre pôle :
Vers ces funestes lieux, il vit Neptune en deuil,
Au nom du monde entier, embrasser son cercueil.
Sur les bords du Cathai, l’Aigle aussi-tôt s’envole ;
Au peuple aîné du globe il devait un coup-d’œil.
Il tressaillit de joie en voyant cet empire,
Qu’un sage organisa, que rien n’a pu détruire ;
Cet empire, immuable en son immensité,
Qui, sous un fer cruel, tant de fois dévasté,
Par le lien des mœurs enchaîna le barbare,
Et sous le joug des lois courba le front tartare ;
Cet empire fécond qui, depuis trois mille ans,
Nourrit un peuple actif, sous des chefs vigilants,
Qui, depuis trois mille ans, augmentant sa richesse,
Modérant son pouvoir, et conservant sans cesse
L’esprit agriculteur et l’esprit paternel,
Semble seul devoir être un empire éternel.
Revenu dans sa cour, pour fruit de son voyage,
De son gouvernement il changea les ressorts ;
Du trône et de l’état il trouva les accords,
Et devint un grand roi, d’un monarque sauvage.
Pour charmer ses loisirs, le cygne d’Apollon,
D’un son mélodieux, devant lui venait lire
Ou Pope ou Saint Lambert ; il lui citait, dit-on,
Des pages de Lucrèce et des traits de Milton,
Le pardon de Cinna, le refus de Zopire,
Britannicus entier, et quatre vers d’Othon.
Le phénix, à son tour, aimait a lui traduire
Et Tacite, et Raynal, Nekre, Hume et Robertson.
Pour l’âge mûr des rois ils semblent tous écrire.
L’Aigle formait sur eux son peuple et sa raison ;
Ainsi que Marc Aurèle il réglait son empire,
Il observait les deux aussi-bien que Newton.
Ravis, extasiés de ses vertus nouvelles,
Citoyens plus hardis mais sujets plus fidèles,
Tous les oiseaux, en chœur, chantaient leur souverain,
Un prince philosophe est un être divin.
Sitôt qu’il se montrait ils battaient tous des ailes ;
Le faucon, le milan cessaient d’être rebelles,
Que dis-je ? le vautour devenait presque humain !
Le pélican, fameux par ses mœurs paternelles,
L’ibis, dieu bienfaisant du rivage africain,
Le kamouky, l’honneur du ciel américain,
Vinrent de leur contrée en troupes solennelles,
Et de la cour de l’Aigle ils ornèrent l’essaim :
Les acclamations étaient universelles,
Le Hibou seul gardait un silence chagrin.
Tant de gloire accablait cet oiseau des ténèbres.
Ami des lieux déserts, jaloux des lieux célèbres,
Repoussant la lumière et s’irritant du bruit,
Au fond d’un arbre creux ou d’un tombeau détruit,
Il eût voulu pouvoir, dans ses réduits funèbres,
Anéantir le jour, éterniser la nuit.
La nuit même a ses yeux, n’était pas assez sombre,
Il reprochait au ciel ses étoiles sans nombre,
Et lorsque dans les airs, Diane, en paix, roulait,
Contre elle, dans son nid, l’infortuné hurlait.
Un faible crépuscule, agonisant dans l’ombre,
L’éclat subit et prompt d’un léger feu follet,
Un simple ver luisant, enfin le désolait.
À Minerve, jadis, consacré dans la Grèce,
Il était l’espion de la divinité,
Voué, depuis ce temps, à l’inutilité,
Il croyait être encor l’oiseau de la sagesse ;
Il abhorrait son siècle, il l’accusait sans cesse,
Criant au sacrilège à la moindre clarté.
Le prince des oiseaux remarqua sa tristesse :
Hibou, dit l’Aigle altier, puisque le jour te blesse,
Que ne demeurais-tu dans ton obscurité ?
Je viens pour ton salut, répondit l’hébété.
Qui pourrait, sans frémir, voir ton péril extrême ?
De Jupiter tonnant le favori suprême
S’abaisse à consulter des mortels dangereux,
De nos antiques lois blasphémateurs affreux !
Ils ont su t’enlever à l’Olympe qui t’aime !
La palme des talents vaut-elle un diadème ?
Le commerce des arts vaut-il celui des dieux ?
Un Aigle est-il donc fait pour enseigner la terre ?
Tu naquis pour porter le maître du tonnerre,
Pour briller dans l’orage, au centre des éclairs,
Pour effrayer d’un cri tout le peuple des airs,
Pour le voir expirer sous les coups de ta serre,
Et planer en vainqueur sur un monde pervers :
Le ciel t’a fait monarque, et je t’apprends à l’être.
» Le ciel m’a fait monarque, et tu me fais sultan :…
» A ce trait seul, Hibou, je dois te reconnaître ;
» Tu te crois au milieu de l’empire ottoman,
» Et tu viens de parler en véritable iman.
» Esclave des tyrans et prompte à les absoudre,
» Ta voix contre le sage appelle en vain la foudre :
» On ne consulte plus les oiseaux de la nuit.
» Le dieu de la lumière est le seul qu’on encense :
» Ses rayons m’ont frappé, sa clarté me conduit,
» Le peuple des oiseaux qu’effrayait ma présence,
» Rassuré par mes lois, m’entoure et m’obéit ;
» En limitant mes droits j’affermis ma puissance,
» Ma gloire est d’être bon, ma force est d’être instruit.
» J’abdique pour jamais un pouvoir sanguinaire.
» Les arts, les lois, les mœurs embelliront ma cour :
» Sans eux, la cour des rois est barbare ou grossière,
» L’oiseau de Jupiter, sans eux, n’est qu’un vautour.
» Rapporte ma réponse à ton engeance obscure.
» Pars, vas t’ensevelir au fond de ta masure,
– Le Hibou est, comme chacun sait, l’ennemi de la lumière,
» Là, délivré du jour, mais non pas du mépris,
» Tu te consoleras en croquant tes souris. »
L’Aigle et le Hibou
Joseph-Antoine-Joachim Cerutti, 1738 – 1792