A mon ami Ducis. 1790.
L’Aigle un jour s’ennuya dans sa haute demeure,
C’est le destin des rois. Il voulut que sur l’heure
On donnat un concert, qui, par sa nouveauté,
Pût dérider un peu sa triste Majesté.
Là-dessus son Conseil s’assemble.
Le Faucon, son grand écuyer,
Et le Hibou, son chancelier,
Sur le plan du concert délibèrent ensemble.
L’argent manquait : soudain on charge l’Épervier
De courir promptement chez le Vautour avide,
Qui du trésor de l’Aigle est l’honnête fermier ;
Trésor vraiment royal, car il est toujours vide.
Le Vautour, savant financier,
Met un nouvel impôt sur la foule indigente
Du peuple ailé des airs, qui gémit de payer
Les plaisirs de la cour, quand la faim le tourmente.
On confie une somme à la Buse pesante,
Qui doit seule aux chanteurs assigner leur emploi ;
Car des menus-plaisirs du Roi,
La Buse était surintendante.
Or, devinez les gens que va choisir son goût.
Pour dissiper du Roi les sombres rêveries,
Elle cherche à grands frais, elle achète partout
Des Geais, des Perroquets, des Merles et des Pies.
Tous ces oiseaux sans art, qu’on admit à la cour,
Étaient les protégés du Hibou, du Vautour.
L’Aigle bâilla plus fort à ce concert bizarre ;
Il se mit en fureur, car l’ennui rend barbare.
Au Vautour il tordit le cou,
Exila le Faucon, et força le Hibou
De remettre sa place et de fuir dans son trou ;
Même dans sa colère il maudit la musique,
Et le chant et les vers, tous les beaux arts enfin ;
Puis s’en va, tout mélancolique,
Chasser au fond du bois voisin.
Tout se taisait. Du fond de leur vaste silence
Une voix divine s’élance ;
L’Aigle surpris s’arrête, il écoute enchanté ;
Cherche les lieux d’où sort un si touchant ramage,
Et voit, dans un nid écarté,
Le plus modeste oiseau caché sous le feuillage :
C’était le Rossignol : il voit l’Aigle et s’enfuit,
(Le génie est un peu sauvage).
L’Aigle aussitôt vole et le suit,
L’approche et lui tient ce langage :
« Pourquoi ne viens-tu pas habiter mon séjour ?
« Des soins de la grandeur, toi seul peux me distraire. »
— « Ah ! dit le Rossignol, Sire, qu’irai-je y faire ?
« Le Hibou me hait trop, et je crains le Vautour. »
— « Je te défendrai bien de leurs serres cruelles.
« Répond l’Aigle aussitôt, je serai ton ami. »
Le Rossignol flatté déjà cède à demi :
Mais un motif l’arrête et modère son zèle :
« Sire, puis-je quitter ma compagne fidèle,
« La forêt, mon premier berceau,
« Où je chante l’amour dans la saison nouvelle,
« Mes petits encor nus, mon nid et mon rameau ? »
— « Non, reprit l’oiseau magnanime,
« Ta famille avec toi se rendra dans ma cour ;
« Ton désir est trop légitime,
« Je sais qu’un Rossignol a besoin de l’amour. »
II dit, et tout à coup porte sur la montagne
Le chantre et ses petits et sa douce compagne.
Le Rossignol partit, non sans quelque regret,
Et d’un œil attendri voit s’enfuir la forêt ;
Il habite avec l’Aigle, et, caché sous ses ailes,
Brave ses ennemis, les besoins, le malheur,
Et par des chansons immortelles,
Récompense, à son tour, son puissant protecteur.
Il conte à la forêt charmée
La générosité du monarque des airs.
Quand de l’Aigle en fureur la prunelle enflammée
Menace sa cour alarmée,
Le charme des plus doux concerts
Retient sa serre désarmée,
Et de son œil terrible adoucit les éclairs.
L’Aigle enfin, grâce à Philomèle,
Toujours content de lui, ne s’ennuya jamais,
Obtint une gloire immortelle,
Et fut béni de ses sujets.
Rois, cherchez le talent qui fuit la tyrannie
Dans le sein de l’obscurité :
Il n’est rien de plus grand que ta société
De la puissance et du génie.
“L’Aigle et le Rossignol”