Arnaud Berquin, né à Bordeaux le 25 septembre 1747 et mort à Paris le 21 décembre 1791, est un écrivain, pédagogue français.
Un pauvre homme qui avait perdu la vue depuis plusieurs années, allait un soir sur le grand chemin en tâtonnant avec son bâton. Que je suis malheureux, s’écriait-il, d’avoir été obligé de laisser mon pauvre petit chien malade an logis ! J’ai cru pouvoir me passer aujourd’hui de ce guide fidèle pour aller au village prochain. Ah ! je sens mieux que jamais combien il m’est nécessaire. Voici la nuit qui s’approche ; ce n’est pas que j’y voie mieux pendant le jour, mais au moins je pouvais rencontrer à chaque instant quelqu’un sur ma route, pour me dire si j’étais dans le bon chemin ; au lieu qu’à présent, je dois craindre de ne plus rencontrer personne. Je n’arriverai pas aujourd’hui à la ville, et mon pauvre petit chien m’attend pour souper. Ah ! comme il va être chagrin de ne pas me voir !
A peine avait-il dit ces paroles, qu’il entendait quelqu’un se plaindre tout près de lui. Que je suis malheureux ! disait celui-ci ; je viens de me démettre le pied dans cette ornière ; il m’est impossible de l’appuyer à terre. Il
faudra que je passe ici toute la nuit sur le chemin. Que vont penser mes pauvres parents ?
L’aveugle. — Qui êtes-vous, s’écria l’aveugle, vous que j’entends pousser des plaintes si tristes ?
Le boiteux. — Hélas ! répondit le boiteux, je suis un pauvre jeune homme, à qui vient d’arriver un cruel accident. — Je revenais — tout seul du village voisin ; je me suis démis le pied, et me voilà condamné à coucher dans
la boue.
L’aveugle. — J’en suis bien fâché, je vous assure, mais dites-moi, y a-t-il encore un reste de jour, et pouvez-vous voir le grand chemin ?
Le boiteux. — Ah ! si je pouvais marcher aussi bien que j’y vois, j’aurais bientôt tiré mes chers parents d’inquiétude.
L’aveugle. — Ah ! si je pouvais y voir aussi bien que je marche, j’aurais bientôt donné à souper à mon chien.
Le boiteux, — Vous n’y voyez donc pas, mon cher ami ?
L’aveugle. — Hélas ! non ; je suis aveugle comme vous êtes boiteux. Nous voilà bien chanceux l’un et l’autre. Je ne puis pas avancer plus que vous.
Le boiteux. — Avec quel plaisir je me serais chargé de vous conduire !
L’aveugle. — Comme je me serais empressé d’aller vous chercher des hommes avec un brancard.
Le boiteux. — Écoutez, il me vient une idée. Il ne tient qu’à vous de nous tirer de peine tous les deux.
L’aveugle. — Il ne tient qu’à moi ? Voyons, quelle est votre idée ? J’y tope d’avance.
Le boiteux. — Les yeux vous manquent, à moi ce sont les jambes. Prêtez-moi vos jambes, je vous prêterai mes yeux, et nous voilà l’un et l’autre hors d’embarras.
L’aveugle. — Comment arrangez-vous cela, s’il vous plaît ?
Le boiteux. — Je ne suis pas bien lourd, et vous me paraissez, avoir de bonnes épaules.
L’aveugle. — Je les ai assez bonnes, Dieu merci.
Le boiteux. — Eh bien, prenez-moi sur votre dos ; vous me porterez et moi je vous montrerai le chemin ; de cette manière, nous aurons à deux tout ce qu’il faut pour arriver à la ville.
L’aveugle. — Est-elle loin encore ?
Le boiteux. — Non, non ; je la vois d’ici.
L’aveugle. — Vous la voyez ? Hélas ! il y a dix ans que je ne l’ai vue. Mais ne perdons pas un moment. Votre invention me paraît fort bonne. Où êtes-vous ? Attendez je vais m’agenouiller comme un chameau ; vous en grimperez plus aisément sur mon échine.
Le boiteux. — Rangez-vous un peu à droite, je vous prie.
L’aveugle. — Est-ce bien comme cela ?
Le boiteux. — Encore un peu plus. Bon, je vais passer mes bras autour de votre cou. Vous pouvez maintenant vous relever.
L’aveugle. — Me voilà debout. Vous ne pesez plus qu’un moineau.
Marche. Ils se mirent en route aussitôt ; et comme ils avaient en commun deux bonnes jambes et deux bons yeux, ils arrivèrent en un quart d’heure aux portes de la ville. L’aveugle porta ensuite le boiteux jusque chez ses parents, et ceux-ci, après lui avoir témoigné leur reconnaissance, le firent conduire auprès de son petit chien.
C’est ainsi qu’en se prêtant un mutuel secours, ces deux pauvres infirmes parvinrent à se tirer d’embarras ; autrement ils auraient été obligés de passer la nuit sur le grand chemin. Il en est de même pour tous les hommes : l’un a communément ce qui manque à l’autre, et ce que celui-ci ne peut pas faire, celui-là le fait. Ainsi, en s’assistant réciproquement, ils ne manquent de rien ; au lieu que s’ils refusent de s’aider entre eux, ils finissent par en souffrir également les uns et les autres.
L’Aveugle et le Boiteux, par Berquin (1747-1791)