André-Clément-Victorin Bressier
Un malheureux, aveugle-né,
Privé de la raison non moins que de la vue,
Sur son état infortuné
Des facultés d’autrui mesurait l’étendue.
« Mes amis, disait-il, daignez me définir
Cet être inconcevable appelé la lumière,
Que je ne puis toucher, entendre, ni sentir ;
Par quelle faveur singulière
Auriez-vous le droit d’en jouir,
Tandis qu’elle ne peut affecter ma paupière ?
Je sais que du soleil la féconde chaleur
Donne aux fleurs le parfum comme aux fruits la saveur ;
Mais de la vision les étranges merveilles
Dont vous fatiguez mes oreilles ;
Les diverses couleurs, et le clair et l’obscur,
Et le ciel tour-à-tour ou d’ébène ou d’azur…
Je n’entends rien à ce grimoire :
Faut-il vous parler sans détour ?
Vous ne m’en ferez point accroire ;
Rien ne ressemble plus à la nuit que le jour. »
Cette conclusion fit rire l’auditoire,
Ô vous, qui discutez ce qu’il faut adorer,
Qui de l’Être infini cherchez à pénétrer
Les mystères impénétrables,
Plus que ce pauvre aveugle êtes-vous raisonnables ?
L’homme, dont le génie hésite à chaque pas,
Devrait-il rejeter ce qu’il ne conçoit pas ?
Ah ! connais ton insuffisance,
Téméraire mortel ; jusqu’à ton existence,
Tout dans cet univers est énigme pour toi ;
Un Dieu peut faire plus que tu ne peux comprendre ;
Sa parole s’est fait entendre,
Soumets ton orgueil à la foi.
“L’aveugle-né”