Pañchatantra ou fables de Bidpai
Livre cinquième – La Conduite inconsidérée
Ici commence le cinquième livre, intitulé la Conduite inconsidérée ; en voici le premier sloka ! : Un homme ne doit pas faire une chose qu’il a mal vue, mal comprise, mal entendue, mal examinée, comme fit ici le barbier.
On raconte ce qui suit :
- — Le Barbier et les Mendiants
Il y a dans la contrée du Sud une ville appelée Mahilâropya. Là habitait un négociant nommé Manibhadra. Tout en accomplissant les actes que commandent le devoir, l’intérêt, le plaisir et la délivrance finale, il perdit sa fortune par la volonté du destin. Puis, à cause du mépris qui fut la suite de la perte de sa richesse, il tomba dans un profond chagrin. Or une fois, pendant la nuit, il pensa : Ah ! fi de cette pauvreté ! Car on dit :
Moralité, pureté, patience, droiture, douceur, haute naissance, tout cela ne brille pas chez l’homme qui a perdu sa fortune.
Honneur et fierté, connaissance, beauté et grande intelligence, tout disparaît à la fois quand l’homme a perdu sa fortune.
Comme la beauté de l’hiver frappée par le vent du printemps, l’intelligence des sages même est détruite chaque jour par les soucis des charges de la famille.
Si intelligent que soit l’homme qui possède peu, son intelligence périt par le souci continuel pour le beurre, le sel, l’huile, le riz, le vêtement et le combustible.
Comme un ciel sans étoiles, comme un étang desséché, comme un cimetière affreux, la maison du pauvre, même belle, devient hideuse.
On ne remarque pas les chétifs pauvres, quand même ils demeurent devant soi ; ils sont comme les bulles d’eau, qui dans l’eau continuellement disparaissent à peine nées.
La foule des hommes délaisse celui qui est de bonne famille, habile et honnête, et elle s’attache toujours au riche comme à l’arbre kalpa, quand même le riche n’a ni famille, ni habileté, ni moralité.
Les bonnes œuvres d’une vie antérieure portent fruit ici-bas : ceux mêmes qui sont savants et nés de haute famille deviennent aussitôt les serviteurs de celui qui a de la fortune.
Le monde loue volontiers à voix basse le maître des eaux, lors même qu’il mugit : tout ce que font les riches n’a rien de honteux ici-bas.
Après avoir ainsi réfléchi, il pensa encore : Aussi je ne prendrai plus de nourriture et je quitterai la vie demain matin. A quoi bon cette existence inutile et malheureuse ? Lorsqu’il eut pris cette résolution, il s’endormit.. Mais le trésor lotus lui apparut en songe sous la forme d’un mendiant djaïna, et dit : Hé, négociant ! ne te désespère pas. Je suis le trésor lotus, gagné par tes ancêtres. En conséquence je viendrai sous cette même forme demain matin dans ta maison. Alors tu me frapperas d’un coup de bâton sur la tête, afin que je devienne d’or et impérissable. Puis le matin, quand il s’éveilla, le marchand se rappela ce songe et resta monté sur la roue de la réflexion : Ah ! je ne sais si ce songe sera véridique ou mensonger ; mais il devra sûrement être mensonger, parce que jour et nuit je ne pense qu’à la richesse. Car on dit :
Le songe qui apparaît à l’homme malade, chagrin, rongé de soucis, tourmenté par l’amour, ivre, fait voir d’heureux fruits.
Cependant un barbier vint pour nettoyer les ongles de la femme du marchand. Tandis qu’il était occupé à les nettoyer, un mendiant sous la forme décrite parut soudain. Dès que Manibhadra l’aperçut, il eut le cœur joyeux, et le frappa à la tête avec un bâton qui se trouvait à proximité. Le mendiant fut changé en or et tomba à terre à l’instant même. Mais comme le marchand, après l’avoir déposé au milieu de la maison, l’examinait, il aperçut le barbier. Lorsqu’il le vit, il pensa : Ah ! peut-être ce qui vient de se passer a-t-il été vu ; alors je suis perdu. Après avoir ainsi réfléchi, il gratifia le barbier et lui dit : Prends cet argent et ces vêtements que je te donne ; mais, mon cher, ne raconte à personne ce qui vient de m’arriver. Le barbier fit cette promesse, alla à sa maison, et pensa : Sûrement tous ces mendiants nus se changent en or, quand on les frappe sur la tête avec un bâton. En conséquence, moi aussi, demain matin, j’en inviterai un grand nombre et je les frapperai à coups de gourdin, afin d’avoir beaucoup d’or. Pendant qu’il réfléchissait ainsi, la journée et la nuit se passèrent tant bien que mal. Puis au matin il se leva, alla à un couvent de mendiants djainas, mit un vêtement de dessus, fil trois salutations respectueuses au Djina, se traîna à terre sur les genoux, posa sur sa bouche le bout de son vêtement de dessus, joignit les mains et récita à haute voix ce sloka :
Gloire à ces Djinas, qui possèdent la seule vraie connaissance, et dont l’esprit est illuminé par la raison dans la vie qui s’appelle existence.
La langue qui loue le Djina est une langue, le cœur qui s’est livré à lui est un cœur, les mains qui lui rendent hommage sont seules dignes de louange.
Après avoir ainsi et de bien d’autres manières glorifié le Djina, il s’approcha du premier des mendiants, mit les genoux et les pieds à terre, et dit : Respect à toi, je te salue ! Puis il reçut la bénédiction accompagnée des souhaits d’accroissement de vertu, et les instructions sur les actes religieux, avec la faveur d’un rosaire de bonheur, fit un nœud à son vêtement de dessus, et dit avec respect : Vénérable, il faut qu’aujourd’hui tu te récrées avec tous les ascètes dans ma maison. Le mendiant répondit : Hé, srâvaka ! pourquoi parles-tu ainsi quoique tu connaisses la loi ? Sommes-nous des brahmanes, pour que tu nous invites ? Errant toujours pour le service du temps présent, quand nous voyons un srâvaka qui a de la dévotion, nous allons dans sa maison ; nous cédons difficilement aux sollicitations, et ne mangeons que ce qui est nécessaire pour nous soutenir. Va-t’en donc et ne dis plus pareille chose. Lorsque le barbier eut entendu cela, il dit : Vénérable, je sais cela, je le ferai. Cependant beaucoup de srâvakas vous témoignent de la vénération ; mais moi j’ai arrangé des morceaux d’étoffes et d’autres choses d’un grand prix et convenables pour couvrir des livres, et je donne de l’argent à des copistes pour copier des livres. Il faut donc absolument que vous fassiez ce qui convient à la circonstance. Après avoir ainsi parlé, il s’en alla vers sa maison. Arrivé au logis, il apprêta un bâton de khadira, le mit dans un coin de la porte, et, au bout de quatre heures et demie, il retourna au couvent et resta à la porte. Puis comme les mendiants sortaient à la file, il les conduisit tous à sa maison, à la demande du supérieur. Tous les mendiants, par convoitise des morceaux d’étoffes et de l’argent, abandonnèrent même les srâvakas dévots qu’ils connaissaient, et le suivirent avec joie. Et certes on dit ceci avec raison :
Le solitaire qui a abandonné sa maison, qui n’a d’autre vase que sa main, d’autre vêtement que l’atmosphère, est lui-même tourmenté dans le monde par le désir : voyez la chose curieuse !
A celui qui vieillit, les cheveux vieillissent, les dents vieillissent à celui qui vieillit, les yeux et les oreilles vieillissent, le désir seul reste jeune.
Ensuite le barbier les fit entrer dans la maison, ferma la porte et les frappa à coups de bâton sur la tête. Parmi ces mendiants frappés, les uns moururent ; les autres, la tête fendue, se mirent à pousser des sanglots. Cependant les gens du gouverneur de la forteresse de la ville entendirent leurs cris lamentables et vinrent. Ils dirent : Hé ! qu’est-ce que ce grand bruit au milieu de la ville ? Et comme en criant : Allons ! allons ! ils accouraient tous vers la maison et regardaient, ils virent des mendiants dont le corps était inondé de sang se sauver de la maison du barbier, et ils leur demandèrent : Hé ! qu’est-ce ? Ceux-ci racontèrent, telle qu’elle s’était passée, leur aventure avec le barbier. Les gardes attachèrent le barbier avec des cordes solides, et l’emmenèrent à la cour de justice avec les mendiants qui restaient du massacre. Les juges lui demandèrent : Hé ! pourquoi as-tu commis cette mauvaise action ? Il répondit : Hé ! que dois-je faire ? J’ai été témoin d’une action semblable dans la maison du négociant Manibhadra. Après avoir dit cela, il leur raconta l’aventure de Manibhadra comme il l’avait vue. Les juges envoyèrent quelqu’un appeler Manibhadra. L’envoyé alla, et amena Manibhadra. Les juges demandèrent à celui-ci : Hé, négociant ! est-ce que tu as tué un mendiant ? Puis Manibhadra raconta toute l’histoire du mendiant. Ensuite les juges dirent : Ah ! qu’on empale ce méchant barbier, qui agit sans bien examiner. Après que cela fut fait, ils dirent :
Il ne faut pas agir sans examiner, il faut agir après mûr examen ; sinon, le repentir vient après, comme à la femme d’un brahmane à cause d’un ichneumon .
Comment cela ? dit Manibhadra. Les juges dirent :
” Le Barbier et les Mendiants”
- Panchatantra 60