C’est pour notre repos que les cœurs sont cachés :
Jouissons de notre ignorance.
Nous serions tous bien empêchés,
Si l’on nous parloit comme on pense.
Certaine fée un jour étoit souris.
C’étoit la fatale journée
Où l’ordre de la destinée
Lui faisoit prendre l’habit gris.
Un chat qui la guétoit alloit croquer la fée.
Certain homme le vit : soit caprice ou pitié
Il court après le chat, lui fait manquer sa proye.
Au diable le matou l’envoie ;
Mais aussi la souris le prit en amitié.
Le lendemain elle apparut à l’homme,
Non plus souris, mais déesse ; autant vaut,
Tu m’as sauvé le jour, commence-t-elle, il faut
Te payer du bienfait : le mieux, c’est le plûtôt.
De Doucette, car c’est ainsi que l’on me nomme,
Cœur ingrat n’est point le défaut.
Demande donc, et souhaite à ton aise ;
Je puis tout ; tu n’as qu’à parler.
Eh bien, dit l’homme, qu’il vous plaise,
M’ouvrir les cœurs, me révéler
Tout ce que les gens ont dans l’âme.
Soit, j’y consens, lui dit la dame.
Tu n’as qu’à prendre ce bonnet :
Il est fée, et tu vas voir les gens à souhait.
Ils ne te diront plus ce qu’ils croiront te dire ;
Mais bien tout ce qu’ils penseront.
Tu les verras tels qu’ils seront.
Grand bien te fasse ; adieu, je me retire.
Voilà bien-tôt notre homme et son bonnet
Parlant aux gens. J’en aurai le cœur net,
Se disoit-il ; je verrai ce qu’on pense.
C’est par sa femme qu’il commence.
Le bonnet de joüer son jeu.
Que je te hais, dit-elle en embrassant le sire !
(contraste assez plaisant du faire avec le dire) :
Oüi, je te hais, et non pas pour un peu ;
Sur tout depuis que j’aime Alcandre.
Ah ! Que la mort tarde à me rendre
Le service de t’emporter !
Pour peu qu’elle me fasse attendre,
Je n’y pourrai plus résister :
Mon amant presse ; il faudra bien se rendre :
(le tout en le flattant ; c’est ce qu’il faut noter.)
La bonne épouse ainsi connuë,
Le père parle à ses enfans.
En dépit d’eux leur bouche est ingénuë :
Ils attendent ses biens qu’il garde trop long-tems.
Ainsi l’homme au bonnet s’en va de gens en gens
Tirer des cœurs les secrettes pensées ;
Ne trouve en ses amis qu’ames intéressées ;
Ingrats et mauvais cœurs sous dehors obligeans.
Va-t-il rendre quelque visite ?
En lui serrant la main, on l’appelle importun.
D’une parole qu’il a dite,
Quelqu’un veut le loüer : ce quelqu’un hypocrite
Dit qu’il n’a pas le sens commun :
À chaque instant mille dégoûts pour un :
Rien ne le flatte ; tout l’irrite :
Tant et tant, que notre homme excédé de chagrins
Jette enfin son bonnet par-dessus les moulins.
Le cherche qui voudra. Quant à moi, je le quitte.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Le Bonnet.