Pañchatantra ou fables de Bidpai
XI. — Le Chacal devenu vieux
Dans un endroit d’une forêt demeurait un chacal nommé Tchandarava. Un jour ce chacal, saisi par la faim et poussé par l’avidité, entra dans une ville. Les chiens qui habitaient la ville, le voyant courir de tous côtés, se mirent à le dévorer avec les pointes de leurs dents aiguës. Comme ils le dévoraient, le chacal, par crainte pour sa vie, entra dans la maison d’un teinturier, qui était proche. Or il y avait là, tout préparé, un grand vase plein de teinture d’indigo. Poursuivi par les chiens, le chacal y tomba, et quand il en sortit il était devenu tout bleu d’indigo. Puis tous les chiens, qui ne connaissaient pas cette espèce de chacal, s’en allèrent du côté où bon leur sembla. Tchandarava profita de cette occasion et se mit en route vers la forêt. La couleur d’indigo ne le quitta jamais. Et l’on dit :
L’enduit dur, le fou, les femmes et l’écrevisse ont la même ténacité, ainsi que les poissons, l’indigo et l’ivrogne.
Lorsqu’ils virent cet animal extraordinaire, aussi éclatant que le poison pareil au tamâla qui est dans la gorge de Hara, tous les animaux qui habitaient la forêt, lions, tigres, panthères, loups et autres, eurent l’esprit troublé de crainte; ils se sauvèrent de tous côtés, et dirent : Ah ! cet animal extraordinaire est venu on ne sait d’où. On ne voit pas quelle est sa manière d’agir ni quelle est sa force. Allons-nous-en donc plus loin. Et l’on dit :
Que le sage, s’il désire son bonheur, ne se fie pas à celui dont il ne connaît ni la manière d’agir, ni la race, ni la force.
Tchandarava, quand il les vit troublés de crainte, dit ceci : Hé, hé, animaux ! pourquoi, à ma vue, vous en allez-vous ainsi épouvantés ? Ne craignez rien. Aujourd’hui Brahmâ lui-même m’a appelé et m’a dit : Puisque parmi les animaux il n’y a pas de roi, je te sacre aujourd’hui souverain de tous les animaux, sous le nom de Kakoudrouma. Va donc sur la terre et protège-les tous. Ensuite je suis venu ici. En conséquence tous les animaux doivent demeurer toujours à l’ombre de mon parasol. Moi roi nommé Kakoudrouma, je suis devenu le roi des animaux dans les trois mondes.
Lorsqu’ils eurent entendu cela, les animaux, le lion à leur tête, l’entourèrent en disant : Seigneur maître, ordonnez. Puis il donna au lion la charge de ministre, au tigre la garde du lit, à la panthère la direction du bétel, à l’éléphant l’emploi de portier, au singe celui de porte-parasol. Quant à ceux de son espèce, il n’échangea pas même une parole avec eux : tous les chacals furent chassés a coups de griffes. Pendant qu’il exerçait ainsi la royauté, le lion et les autres bêtes tuaient des animaux et les jetaient devant lui : il en faisait le partage et en donnait à tous selon le devoir du maître. Comme le temps se passait ainsi, un jour qu’il était dans l’assemblée il entendit dans le lointain le bruit d’une troupe de chacals qui hurlaient. Quand il entendit ce cri, il se leva les poils hérissés sur le corps et les yeux remplis de larmes de joie, et se mit à hurler à haute voix. Lorsque le lion et les autres animaux entendirent ce haut cri, ils pensèrent : C’est un chacal; ils restèrent un instant la face baissée de honte, et se dirent les uns aux autres : Hé ! nous avons été conduits par ce misérable chacal; tuons-le donc ! tuons-le ! Quand le chacal entendit cela, il voulut fuir, et, quoique le lieu ne fût pas convenable, il fut mis en pièces par le lion et les autres animaux, et il mourut. Voilà pourquoi je dis :
Celui qui abandonne ses proches et fait des étrangers ses proches trouve la mort comme le roi Kakoudrouma.
Lorsque Pingalaka eut entendu cela, il dit : Hé, Damanaka ! quelle preuve certaine aurai-je de ce que Sandjîvaka a de mauvaises intentions contre moi ? — Majesté, répondit le chacal, aujourd’hui, devant moi, il a pris cette résolution : Demain matin je tuerai Pingalaka. Relativement à cela voici la preuve certaine. Demain matin, au moment où l’occasion se présentera, la face et les yeux rouges, les lèvres tremblantes, la vue fixée sur les points de l’espace, et assis à une place qui ne convient pas, il vous regardera avec un coup d’œil méchant. Puisque vous savez cela, il faut faire ce qui est convenable.
Après avoir ainsi parlé, Damanaka s’inclina devant le lion et s’en alla vers Sandjîvaka. Sandjîvaka, le voyant venir à pas lents et avec un air triste, lui dit avec respect : ô ami ! sois le bienvenu. Il y a longtemps que je ne t’ai vu. Es-tu heureux ? Parle donc, afin que je te donne, à toi mon hôte, même ce que l’on n’est pas obligé de donner. Car on dit :
Ceux-là sont heureux, ceux-là sont sages, ceux-là sont distingués ici-bas sur la terre, dans la maison desquels des gens amis viennent en vue d’un objet quelconque.
Hé ! dit Damanaka, comment le bonheur existerait-il pour le serviteur ? Et l’on dit :
Une prospérité due à autrui, un esprit toujours inquiet et la défiance même pour sa propre vie, tel est le partage de ceux qui sont serviteurs d’un roi.
Et ainsi :
Vois ce que font les serviteurs qui cherchent la richesse au moyeu du service : les insensés perdent jusqu’à la liberté de leur corps.
En outre :
D’abord la naissance même est une cause d’affliction, puis la pauvreté perpétuelle, et avec cela la vie gagnée au moyen de l’état de serviteur. Ah ! suite continue de souffrances !
Il en est cinq que Vyâsa appelle morts, bien qu’ils vivent : le pauvre, le malade, le sot, l’exilé et celui qui est toujours serviteur.
Par zèle il ne mange pas à sa volonté, il s’éveille sans avoir dormi, il ne dit pas un mot sans crainte : le serviteur vit-il là encore?
Ceux qui appellent l’étal de serviteur un métier de chien parlent faussement ici : le chien agit suivant sa volonté, le serviteur par l’ordre d’autrui.
La terre pour lit, la continence, la maigreur et la faible nourriture sont communes au serviteur et à l’ascète; ce qui les distingue, c’est le péché et la vertu.
Le froid, la chaleur et autres souffrances qu’endure le serviteur servent peu à lui procurer la richesse s’il ne renonce pas à la vertu.
A quoi bon un modaka , quoique doux, bien fait, bien arrosé et agréable, si on l’acquiert par l’état de serviteur ?
Mais, dit Sandjîvaka, que veux-tu dire ? — Ami, répondit Damanaka, il ne convient pas à des ministres de violer le secret d’une délibération. Car on dit :
Celui qui, quand il est revêtu de la charge de ministre, viole le secret de la délibération du maître, celui-là, pour avoir détruit le projet du roi, ira de lui-même dans l’enfer.
Le ministre qui viole le secret d’un roi le tue sans arme, a dit Nârada.
Cependant comme je suis lié à toi par les liens de l’affection, je viole le secret d’une délibération, parce que sur ma parole tu es entré avec confiance ici dans la maison du roi. Et l’on dit :
Quand, pour s’être fié à quelqu’un, un homme trouve la mort n’importe comment, le meurtre de cet homme est l’ouvrage de l’autre : c’est Manon qui a dit celle parole.
Donc, Pingalaka a de mauvaises intentions envers toi, et il a dit aujourd’hui devant moi entre quatre oreilles : Demain matin je tuerai Sandjîvaka et je rassasierai longtemps tous les animaux de ma suite. Puis je lui ai dit : Seigneur, il n’est pas convenable d’acquérir sa subsistance en faisant du mal à un ami. Car on dit :
Même après s’être rendu coupable du meurtre d’un brahmane, on se purifie par la pénitence; le meurtre d’un ami ne s’expie en aucune façon par la pénitence accomplie pour cela.
Ensuite il m’a dit avec colère : Hé, malintentionné ! Sandjîvaka n’est qu’un mangeur d’herbe, et nous sommes mangeurs de viande. Par conséquent il existe entre nous une inimitié naturelle. Comment donc puis-je souffrir un ennemi auprès de moi ? Pour cette raison il faut le faire mourir par la douceur et autres moyens, et ce ne sera pas un crime de l’avoir tué. Et l’on dit :
Le sage doit faire mourir un ennemi qui même lui a donné sa fille : ce n’est pas un crime de tuer celui contre lequel on ne peut se servir d’autres moyens.
Que le guerrier qui en vient aux mains dans le combat ne considère pas ce qu’on doit faire ou ne pas faire. Dhrichtadyoumna fut jadis, pendant qu’il dormait, tué par le fils de Droun (1).
En conséquence, dès que j’ai su sa résolution, je suis venu ici auprès de toi. Maintenant je ne suis pas coupable de trahison. Je t’ai fait connaître une délibération très-secrète : fais donc ce qui bon te semble.
Lorsque Sandjîvaka eut entendu ce discours du chacal, discours aussi terrible qu’un coup de foudre, il perdit un moment connaissance; puis, quand il eut repris ses sens, il dit avec indifférence : Ah ! on dit ceci avec raison :
Les femmes sont généralement faciles à obtenir pour les méchants, un roi est sans affection, la richesse suit l’avare, et le nuage répand la pluie sur la montagne et l’Océan.
Je suis dans les bonnes grâces du roi : le sot qui pense ainsi doit être reconnu pour un taureau qui a perdu les cornes.
Mieux vaut la forêt, mieux vaut la mendicité, mieux vaut gagner sa vie à porter des fardeaux, mieux vaut la maladie, pour les hommes, que la prospérité due à une charge.
Ainsi j’ai mal fait de contracter amitié avec lui. Car on dit :
Entre deux personnes dont la richesse est égale, entre deux personnes dont la race est égale, il peut y avoir amitié et mariage, mais pas entre fort et faible.
Et ainsi :
Les daims recherchent la société des daims ; les bœufs, celle des bœufs ; les chevaux, celle des chevaux ; les sots, celle des sots, et les sages, celle des sages : c’est la ressemblance des vertus et des vices qui constitue l’amitié.
Si donc je vais vers lui et que je cherche à me le rendre favorable, il ne m’accordera cependant pas ses bonnes grâces. Car on dit :
Celui qui se met en colère pour un motif, celui-là assurément s’adoucit des que ce motif n’existe plus; mais celui qui sans cause conçoit une inimitié, comment pourra-t-on l’apaiser?
Ah ! on dit ceci avec raison :
Ceux mêmes qui sont dévoués, qui rendent service, qui s’appliquent à travailler pour le bien d’autrui, qui connaissent les règles de l’état de serviteur, qui n’ont pas de méchanceté, ont dans leur cœur troublé celte inquiétude continuelle : cela ira-t-il bien ou non ? Aussi le service d’un maître de la terre est, comme celui du maître des eaux !, toujours accompagné de crainte.
Et ainsi :
Un bienfait même de la part de gens dont les sentiments sont affectueux devient odieux dans ce monde; de la part d’autres personnes, une injure manifeste même engendre l’affection. Comme il est difficile de saisir l’esprit changeant des rois, le devoir de serviteur a des mystères très-profonds, et ne pourrait être rempli même par des ascètes.
Je vois bien que Pingalaka est excité contre moi par d’autres qui sont auprès de lui et qui ne peuvent supporter la faveur dont je jouis. Voilà pourquoi il parle ainsi, quoique je sois innocent. Et l’on dit :
Les serviteurs ne supportent pas, ici-bas, la faveur que le maître témoigne à un autre ; comme les femmes d’un seul homme, ils deviennent ennemis furieux par les bienfaits même.
Et cela arrive aussi parce que, quand des gens de mérite sont là auprès, il n’y a pas de faveur pour ceux qui sont dépourvus de qualités. Et l’on dit :
Les qualités des gens de mérite sont éclipsées par celui qui a plus de mérite : dans la nuit la flamme de la lampe a de l’éclat, mais non pas quand le soleil est levé.
ô ami ! dit Damanaka, si c’est ainsi, alors tu n’as rien à craindre. Quoique excité à la colère par ces méchants, il reviendra à la bonté par l’effet de ton éloquence. — Oh ! répondit Sandjîvaka, ce que tu dis n’est pas vrai. Il n’est pas possible de se maintenir au milieu des méchants, même quand ils n’ont pas d’importance; ils emploient un autre moyen et tuent assurément. Car on dit :
Plusieurs vils savants, vivant tous de tromperie, peuvent faire du mal le bien, comme le corbeau et les autres à l’égard du chameau.
Comment cela ? dit Damanaka. Sandjîvaka dit :
(1) Dhrichtadyoumna, l’un des héros du Mahâbhârata, fils de Droupada, roi de Pantchâla, et frère de Draupadi, Fut surpris et tué par Aswatthâman, fils de Drona qu’il avait immolé sur le champ de bataille.
« Le Chacal devenu vieux »
Panchatantra 11