Pañchatantra ou fables de Bidpai
2e. Livre – IV. — Le Chasseur, le Sanglier et le Chacal
Il y avait dans une contrée de forêts un barbare. Cet homme se mit en route vers la forêt pour chasser. Or, chemin faisant, il rencontra un gros sanglier, pareil au sommet du mont Andjana. Dès qu’il le vit, il le frappa avec une flèche aiguë qu’il avait ramenée jusqu’à son oreille. L’animal, furieux, fendit le ventre au barbare avec la pointe de ses défenses, qui brillaient comme la jeune lune, et celui-ci tomba mort sur le sol. Puis, après avoir tué le chasseur, le sanglier aussi mourut par la douleur seule de la blessure que la flèche lui avait faite. Cependant un chacal dont la mort était proche, et qui errait çà et là souffrant du manque de nourriture, vint en ce lieu. Quand il vit le sanglier et le barbare morts tous deux, il pensa avec joie : Oh ! le destin m’est favorable ; c’est pour cela que je trouve cette nourriture inattendue. Et certes on dit ceci avec raison :
Même sans que les hommes fassent aucun effort, le bonheur et le malheur leur arrivent comme fruit produit par une autre vie et assigne par le destin.
Et ainsi :
On jouit du fruit d’une bonne ou d’une mauvaise action dans le lieu, dans le temps et à l’âge où elle a été faite.
Je mangerai donc de telle façon que j’aurai de la subsistance pour plusieurs jours. Ainsi je vais manger seulement cette corde à boyau qui est au bout de l’arc. Et l’on dit :
Il faut jouir peu à peu de la richesse qu’on a acquise, comme les sages usent de l’élixir de vie ; jamais follement.
Après avoir conçu cette résolution en lui-même, il prit au milieu de sa gueule le bout fendu de l’arc, et se mit à manger la corde. Puis, quand la corde fut coupée, le bout de l’arc, déchirant la région du palais, lui sortit par la tête comme une crête. Par l’effet de la souffrance, il mourut à l’instant.
Voilà pourquoi je dis :
Il ne faut pas avoir trop de désir, mais qu’on ne renonce pas au désir. A celui qui est dominé par un désir excessif il vient une crête sur la tête.
Puis le brahmane continua : Brâhmanî, n’as-tu pas entendu :
Durée de la vie, œuvres, fortune, science et mort, ces cinq choses sont créées pour l’être animé pendant qu’il est encore dans le ventre de sa mère ?
Après qu’il lui eut fait cette leçon, la brâhmanî dit : Hé ! mon cher, si c’est ainsi, j’ai à la maison une petite provision de sésame. Alors je vais le monder, et je nourrirai le brahmane avec du sésame pilé.
Lorsque le brahmane eut entendu ces paroles de sa femme, il alla dans un autre village. La brâhmanî frotta avec de l’eau chaude le sésame qu’il y avait à la maison, le monda, et l’exposa à la chaleur du soleil. Cependant, tandis qu’elle était distraite par les travaux du ménage, un chien pissa au milieu du sésame. Puis, lorsqu’elle vit cela, elle pensa : Ah ! voyez l’adresse du destin quand il est contraire, puisqu’il rend même ce sésame non mangeable. Je vais donc, avec ce sésame, aller chez quelqu’un et demander du non mondé pour du mondé. De celte façon tout le monde en donnera. Elle mit ensuite le sésame dans un van, et, allant de maison en maison, elle dit : Hé ! prenez du sésame mondé en échange de sésame non mondé. Or dans une maison où j’étais entré pour mendier, elle entra aussi avec son sésame pour faire échange, et prononça les paroles que je viens de citer. La maîtresse de cette maison prit avec plaisir le sésame mondé en échange de sésame non mondé. Après que cela fut fait, son mari arriva. Ma chère, lui dit-il, qu’est-ce ? — J’ai, raconta-t-elle, pris du bon sésame mondé en échange de sésame non mondé. Il réfléchit, et dit : A qui appartenait ce sésame ? Alors son fils Kâmandaki répondit : A la femme de brahmane Sândilî. — Ma chère, dit le mari, elle est très-adroite et habile en affaires ; par conséquent il faut jeter ce sésame. Car
Ce n’est pas sans motif que la femme de brahmane Sândilî échange du sésame mondé contre de l’autre, car il doit y avoir à cela une cause.
Ainsi, cela est certain, la force qu’a ce rat pour sauter provient du feu d’un trésor.
Après avoir ainsi parlé, Vrihatsphik ajouta : Mais connaît-on le chemin par lequel il vient et s’en va ? — Vénérable, répondit Tâmratchoûda, on le connaît, car il ne vient pas seul ; mais, entouré d’une troupe innombrable, rôdant çà et là devant mes yeux, il vient et s’en va avec tout son monde. — Y a-t-il ici une bêche ? dit Vrihatsphik. — Oui, répondit Tâmratchoûda, il y a cette pioche toute en fer. — Eh bien, dit l’hôte, tu t’éveilleras avec moi au point du jour, afin que nous allions tous deux suivre ses traces sur le sol que ses pattes ont rencontré.
Lorsque j’eus entendu ces paroles de ce méchant pareilles à un coup de foudre, je pensai : Ah ! je suis perdu ! car ses discours dénotent un dessein. Assurément, de même qu’il connaît le trésor, le méchant connaîtra aussi ma forteresse. Cela se voit par son intention. Et l’on dit :
Même quand ils ont vu un homme une seule fois, les sages connaissent sa force : môme sans autre balance que la main, les experts reconnaissent le poids d’un pala.
Et ainsi :
Le désir seul indique longtemps d’avance la destinée future des hommes, car le bonheur ou l’affliction a son origine dans un autre corps. Le jeune paon qui n’a pas encore la marque de la queue est reconnu à cela même qu’il s’éloigne de l’étang à reculons.
Puis, le cœur saisi de crainte, j’abandonnai le chemin de la forteresse et je pris une autre route avec ma suite. Pendant que je marchais devant, un gros chat vint à ma rencontre, et quand il vit la troupe de rats, il se précipita au milieu d’elle. Les rats me reprochèrent que j’allais par un mauvais chemin, et ceux d’entre eux qui n’avaient pas été tués, inondant la terre de sang, entrèrent dans la forteresse. Et certes on dit ceci avec raison :
Après qu’il a coupé la corde, jeté bas le piège, rompu de force le filet, qu’il est parti loin de la forêt, autour de laquelle se dresse comme une touffe de cheveux une ceinture de flammes, et qu’il a sauté lestement hors de la portée des flèches des chasseurs, le daim, en courant, tombe dans un puits. Quand le destin est contraire, que peut faire le courage ?
Et ainsi :
Le pauvre cyprin, quoique échappé de la main rude du pêcheur, tombe de nouveau dans le filet, et, retombé du filet, il est avalé par la grue : ah ! avec le destin contraire, comment pourrait-il se sauver du malheur ?
Et d’un autre côté :
Un rat, après avoir fait un trou, tombe de lui-même pendant la nuit dans la gueule d’un serpent, qui, serré dans un panier, a perdu tout espoir et dont les organes des sens languissent par suite de la faim : rassasié de la chair du rat, le serpent s’en va vite par ce chemin. Demeurez fermes, car le destin est la cause de la prospérité et de la mine des hommes.
Ainsi je m’en allai tout seul ailleurs ; les autres entrèrent sottement là dans la forteresse. Cependant le méchant religieux mendiant, voyant le sol taché de gouttes de sang, vint par le chemin même de la forteresse, et y arriva. Il se mit ensuite à creuser avec la pioche, et en creusant il trouva le trésor sur lequel j’avais toujours demeuré et par le feu duquel j’allais dans l’endroit même le plus inaccessible. Puis le religieux mendiant, le cœur joyeux, dit à Tâmratchoûda : Hé, vénérable ! dors maintenant sans crainte : c’est par le feu de ce trésor que ce rat le tient éveillé. Après avoir ainsi parlé, il prit le trésor et s’en alla vers le couvent. Et moi, lorsque j’allai là, je ne pus pas même regarder ce lieu désagréable et inspirant la tristesse.
Comment aurais-je la tranquillité du cœur ? Avec cette pensée, le jour se passa pour moi dans une grande affliction. Quand le soleil fut couché, quoique triste et sans courage, j’entrai dans le couvent avec ma suite. Mais lorsque Tâmratchoûda entendit le bruit de mon entourage, il se mit de nouveau à frapper sur le pot à aumônes avec le bambou fendu. Alors Vrihalsphik dit : Ami, pourquoi aujourd’hui encore ne dors-tu pas sans crainte ? — Vénérable, répondit Tâmratchoûda, le méchant rat est revenu avec sa suite, assurément. Par crainte de lui, je frappe avec le bambou fendu sur le pot à aumônes. Puis l’hôte dit en riant : Ami, n’aie pas peur. Son courage pour sauter s’en est allé avec sa richesse. Il en est ainsi de toutes les créatures également. Et l’on dit :
Qu’un mortel énergique subjugue toujours les hommes, qu’il parle avec arrogance, tout cela est le fruit de la richesse.
Après que j’eus entendu cela, je fus saisi de colère, et je sautai de mon mieux vers le pot à aumônes ; mais je ne pus l’atteindre, et je tombai à terre. Quand mon ennemi vit cela, il dit en riant à Tâmratchoûda : Hé ! vois, vois la chose étonnante ! Et l’on dit :
Avec la richesse, tout homme est fort ; celui qui est riche est savant. Vois ce rat qui est pauvre, il est devenu égal à ceux de son espèce.
Dors donc sans plus avoir aucune crainte. Ce qui le faisait sauter est dans nos mains. Et certes on dit ceci avec raison :
Comme un serpent qui n’a pas de dents et un éléphant qui n’a pas d’exsudation de rut, ainsi celui qui n’a pas de fortune ici-bas n’est homme que de nom
Lorsque j’eus entendu cela, je pensai dans mon cœur : Ce que dit mon ennemi est vrai. Je n’ai plus la force de sauter seulement à la hauteur d’un doigt. Fi de la vie d’un homme qui est pauvre ! Et l’on dit :
Toutes les œuvres d’un homme qui est pauvre et peu intelligent se perdent comme les petits ruisseaux dans la saison des chaleurs.
De même que ce qu’on appelle orge stérile, de même que le sésame de forêt n’ont que le nom, mais ne sont rien en réalité ; de même, les hommes qui sont pauvres.
Chez l’homme de bien même, quand il est pauvre, les autres qualités ne brillent pas : la fortune met en lumière les qualités, comme le soleil éclaire tout ce qui existe.
Un homme pauvre par condition naturelle n’est pas affligé dans le monde autant que celui qui, après avoir acquis des richesses, les perd alors qu’il est heureux.
De même qu’un arbre sec, creusé par les vers et brûlé de tous côtés par le feu, un être pauvre n’a pas un excellent fruit.
Il faut toujours craindre la pauvreté, qui est impuissante. Quand même le pauvre vient pour rendre service, on le regarde comme un chien.
A mesure qu’ils naissent, les désirs des pauvres fondent là même dans leurs cœurs, comme les seins d’une femme veuve.
Même à la clarté du jour, celui qui est continuellement enveloppé des ténèbres de la pauvreté a beau se tenir en face ; malgré la peine qu’il se donne, il n’est vu de personne ici-bas.
Après m’être ainsi lamenté, découragé et voyant mon trésor devenu un oreiller, j’allai dans ma forteresse au point du jour. Puis mes serviteurs, tout en marchant, se dirent les uns aux autres : Ah ! celui-là est incapable de nous remplir le ventre. Si nous le suivons, il ne nous arrivera que malheurs avec les chats et autres animaux. Par conséquent, à quoi bon le révérer ? Car on dit :
Un maître de qui on n’a pas du profit, mais seulement des malheurs, doit être laissé loin, surtout par ceux qui vivent du métier des armes.
Après que j’eus ainsi entendu leurs discours en chemin, j’entrai dans ma forteresse, et comme aucun ne s’approchait devant moi, je pensai : Ah ! fi de cette pauvreté ! Et certes on dit ceci avec raison :
Mort est l’homme pauvre, mort l’accouplement sans enfants, mort le srâddha sans brahmane versé dans l’étude des Védas, mort le sacrifice sans présents.
Les oiseaux abandonnent l’arbre qui a perdu ses fruits ; les grues, l’étang desséché ; les abeilles abandonnent la fleur fanée ; les daims, la lisière de forêt brûlée ; les courtisanes abandonnent l’homme pauvre ; les serviteurs, le roi déchu. Tout le monde aime à chercher son profit : qui est l’ami d’un autre ?
Pendant que je réfléchissais ainsi, mes serviteurs entrèrent au service de mes ennemis, et ceux-ci, quand ils me virent seul et sans force, me molestèrent. Lorsque je fus seul, je tombai dans le sommeil de la méditation, et je pensai encore : Cette nuit j’irai seul dans la demeure de ce méchant ascète ; là, je déchirerai peu à peu la corbeille au trésor placée sous l’oreiller, et quand le religieux sera tombé dans le sommeil, j’apporterai ce trésor dans ma forteresse, afin d’avoir de nouveau, par la puissance de la richesse, la souveraineté comme auparavant. Et l’on dit :
Les hommes se tourmentent au plus haut point l’esprit avec cent désirs ; quand ils ne peuvent les accomplir, ils sont comme des veuves chastes.
La pauvreté est pour les mortels une affliction qui engendre le plus grand mépris, car, quoique vivants, ils sont regardés, par les leurs même, comme morts.
Demeure des malheurs, celui qui est perpétuellement souillé de la pauvreté devient le réceptacle de la misère et le plus grand objet de mépris.
Les parents de celui qui n’a pas de kapardakas sont honteux et cachent leur parente avec lui : ses amis deviennent des ennemis.
La pauvreté, chez les mortels, c’est la nullité incarnée, c’est la demeure des maux, c’est une sorte de mort.
Comme l’ordure de la corne des pieds des chèvres et des ânes et la poussière d’un balai, comme l’ombre d’un lit projetée par une lampe, l’homme pauvre est rejeté par les hommes.
On a besoin quelque part de faire usage de l’argile même, quand elle est bien pure ; mais l’homme pauvre ici-bas n’est utile à rien.
Le pauvre qui, même avec l’intention de donner, vient dans la maison des riches, est regardé comme un mendiant. Fi de la pauvreté, vraiment, pour les mortels !
Puis, si en enlevant le trésor je trouve la mort, cela sera encore heureux. Et l’on dit :
Quand un homme, après s’être vu enlever sa richesse, sauve sa vie, ses ancêtres même n’acceptent pas plein le creux des deux mains d’eau offerte par lui.
Et ainsi :
Celui qui pour une vache, pour un brahmane, et quand on lui enlève sa femme ou sa richesse, perd la vie dans un combat, gagne les mondes éternels .
Après avoir pris cette résolution, j’allai là dans la nuit, et lorsque j’eus fait un grand trou dans la corbeille du religieux mendiant, qui dormait, ce méchant ascète s’éveilla ; puis il me frappa sur la tête d’un coup du bambou fendu, et peu s’en fallut que je ne fusse tué. Et l’on dit :
L’homme obtient ce qu’il doit acquérir ; un dieu même ne peut outrepasser cela ; aussi je ne m’afflige pas, je n’ai pas d’étonnement : ce qui est à nous n’est pas à d’autres.
Comment cela ? demandèrent le corbeau et la tortue. Hiranyaka raconta :
“Le Chasseur, le Sanglier et le Chacal”
- Panchatantra 26