Un chemin de fer traversait
Une importante métairie ;
Souvent, le convoi qui passait
Réveillait en sursaut toute la bergerie.
Les moutons consternés jugèrent à propos
De tenir une conférence.
Amis, laisserons-nous troubler notre repos ?
Dit l’un d’eux avec assurance :
Eh quoi ! par des inventions
Plutôt infernales qu’humaines,
On viendra nous braver dans nos possessions !
On envahira nos domaines !
Est-il, après tout, si puissant
Ce long serpent de fer à la gueule enflammée,
Qui dresse avec orgueil sa crête de fumée
Et se déroule en mugissant ?
Dans le chemin tracé qu’il suit comme un esclave,
Ne peut-on à sa marche apporter une entrave ?
Essayons-le ; que les tronçons
Du monstre qui chez nous croit jeter l’épouvante,
Désunis par l’effort d’une masse vivante,
Couvrent de leurs débris les prés où nous paissons !
Ainsi parle un mouton, les autres applaudissent.
En dehors de l’enclos leurs escadrons bondissent.
Sur le chemin de fer les voilà déployés…
Le convoi passe, ils sont broyés !…
Que d’hommes au bon sens sont aussi peu dociles !
Par leur présomption se laissant emporter,
Ils se chargent sans hésiter
Des tâches les plus difficiles,
S’attaquent aux plus forts avec témérité,
En se croyant toujours les chances favorables,
Et succombent bientôt, victimes misérables,
De leurs illusions et de leur vanité.
“Le Chemin de fer et les Moutons.” Emile de la Bédollière, 1812 – 1883.