Souvent seul, marchant au hasard,
Je parcours la fertile plaine
Que dans son cours borne la Seine,
Et que domine Vaugirard.
Un jour j’y rencontrai la race débonnaire
De ces infortunés moutons,
Dont la chair assouvit les appétits gloutons
De mainte espèce sanguinaire.
A quelques pas de là je vis un homme assis ;
Il n’avait point l’air d’un autre Tircis :
Point de pipeaux, point de musette,
Ni panetière, ni houlette ;
Mais, pour tout attribut, un fer ensanglanté
Était pendant à son côté ;
Pasteur qui, d’un couteau s’armant chaque journée,
D’animaux innocents tranchait la destinée :
Bref, c’était un boucher. Je m’approche ; un vieux chien,
A son maître toujours fidèle,
Mais rempli d’amour pour le bien,
Auprès de ces moutons active sentinelle,
Discourait avec eux ; voici leur entretien :
Je ne puis, disait-il, sans une peine amère,
Voir de votre destin le changement affreux,
Moutons infortunés ! je vous ai vus naguère
Sous un autre berger ; que vous étiez heureux !
Mais vous avez changé de maître.
Considérez-le bien seulement une fois :
Au fer qu’il porte, au son de voix,
A tout son vêtement vous pourrez reconnaître
Quel est votre gardien : que je plains votre sort !
Un mouton lui répond : Ma foi, nous aurions tort
De n’être pas contents ; tu vois, nous pouvons paître
Ainsi que sous Tircis : tes soins sont superflus.
— Mais de Tircis déjà ne vous souvient-il plus ?
Il n’était pas pour vous d’assez gras pâturages,
D’assez limpides eaux, et d’assez frais ombrages ;
Jamais vous n’éprouviez les rigueurs des saisons ;
On admirait l’éclat de vos blanches toisons.
Tout le troupeau repart : Laisse-nous donc tranquilles,
Nous broutons notre saoul…—Ah ! moutons imbéciles
Ce n’est, je vois bien,
Qu’à l’heure fatale
Où votre gardien
D’une main brutale
Vous donne la mort,
L’un après l’autre allant sur la rive infernale,
Que vous reconnaissez votre malheureux sort !
Ainsi, lecteur, voilà l’histoire de tant d’hommes
Si fiers de leur nature. Oh ! moutons que nous sommes !
Presque partout encor nous nous laissons garder
Par tel ou tel pasteur, sans plus y regarder,
Et n’importe parfois que l’innocent périsse,
Que du même destin quelqu’un nous avertisse,
Stupidement en paix nous attendons le jour
D’être égorgés à notre tour.
(Cette fable fut composée quelque temps après la mort de Ney.)
“Le Chien et le Mouton”
- Jean-Auguste Boyer-Nioche, 1788-1859