Pierre Louis Solvet
Homme de lettres, écrivain et analyses des fables – Le Chien qui porte à son cou
Étude et lecture “Le Chien qui porte à son cou…” de La Fontaine, P. L. Solvet – 1812
- Le Chien qui porte à son cou le dîné de son Maître.
Régnier, 1ere. partie, fab. 17.
V. 1. Nous n’avons pas les yeux à l’épreuve des belles,
Ni les mains à celle de l’or.
……….Car qui hait les présents ?
Tous les humains en sont friands.
Maudit amour des dons, que ne fais-tu pas faire!
Autant de vers naturels, pris chez notre poète , qui semblent découler les uns des autres, et qui, dans toute autre circonstance, sembleraient ajouter nécessairement à sa pensée.
La Motte, poète très-inférieur à La Fontaine, a rapproché les deux idées que présentent les deux vers cités ci-dessus, dans un vers fort heureux : il dit que les juges ont très-souvent
Pour les présents, des mains; pour les belles, des yeux. (Ch.)
Nous n’avons pas les yeux à l’épreuve des belles,
Ni les mains à celle de l’or :
Peu de gens gardent un trésor
Avec des soins assez fidèles.
Certain Chien, qui portait la pitance au logis,
S’était fait un collier du dîné de son maître.
Il était tempérant plus qu’il n’eût voulu l’être
Quand il voyait un mets exquis :
Mais enfin il l’était et tous tant que nous sommes
Nous nous laissons tenter à l’approche des biens.
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Notre Chien se voyant trop faible contre eux tous,
Et que la chair courait un danger manifeste,
Voulut avoir sa part ; Et lui sage : il leur dit :
Point de courroux, Messieurs, mon lopin me suffit :
Faites votre profit du reste.
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V.6. S’était fait un collier………….
Précision très-heureuse, et qui fait peinture.
V. 7. Il était tempérant plus qu’il n’eût voulu l’être.
Vers très-plaisant,qui exprime à merveille le combat entre l’appétit du chien et la victoire que son éducation le force à remporter sur lui-même. (Ch.)
V. 23. ……..…Et, lui sage,il leur dit:
Point de courroux, messieurs ; mon lopin me suffit ;
Faites votre profit du reste.
Il est difficile de blâmer la conduite de ce chien ; cependant, comme il est, dans celte Fable, le représentant d’un échevin ou d’un prévôt des marchands, La Fontaine n’aurait pas dû lui donner l’épithète de sage. Il a l’air d’approuver, par ce mot, ce voleur qui suit l’exemple des autres, proposition insoutenable en morale; mais l’échevin doit dire : « Messieurs, volez tant qu’il vous plaira, je ne puis l’empêcher; je me retire. » Mais d’où vient le même fait offre-t-il un résultat moral si différent, quant au chien et quant à l’échevin ? La cause de cette différence vient de ce que le chien n’étant pas obligé d’être moral, on admire son instinct, dont il fait ici un très-bon usage. Mais l’homme étant obligé de mettre de la moralité dans toutes ses actions, il cesse, lorsqu’elles n’en ont pas, de faire un bon usage de sa raison. (Ch.)
Opposons au sérieux de cette longue note un petit trait plaisant du genre de ceux que Chamfort aimait à raconter, et qui a un rapport direct avec la présente Fable.
A la conversation chez la reine, la duchesse de C*** parlait de l’ordre que Marguerite de St.-Louis avait sonné de la tuer plutôt que de la laisser prendre par les Sarrasins, et de la réponse de son écuyer, qui l’assura qu’il y avait déjà bien pensé. L’abbé de B***, plaisant un peu grossier, dit : « Madame, vous auriez été sarrasinée. » M. de Tressan, à son tour : « Je me souviens toujours du chien qui porte à son cou le dîner de son maître. »
Commentaire de l’Abbé Guillon
Chose étrange ! on apprend la tempérance aux chiens,
Et ton ne peut l’apprendre aux hommes !
M. Dardenne loue cette sentence. « Qui n’aperçoit, dit-il, qu’une réflexion si sensée , et qui n’a rien que de véritable, est précisément dans la place qu’elle doit occuper ? « Nous ne saurions être de son avis. Cette réflexion est pleine de. philosophie et de vérité, sans doute. L’antithèse en est excellente, parce qu’elle n’est pas un simple jeu de mots : nous convenons de tout cela ; mais est-elle bien à sa place ? Ces chiens, dont le poète fait des modèles de tempérance, qui peut les reconnaitre dans cette tourbe vorace fondant à la fois sur un morceau de viande ? Et ce héros de l’apologue, tempérant plus qu’il n’eut voulu l’être , vaut-il mieux que ses compagnons ? en adresse, oui : mais ce n’est pas ce dont il s’agit ; il défend un moment le dîner de son maître : mais enfin le premier il vous happe un morceau, et comme les Traitants de la morale, il ne lâcha pied qu’en emportant sa part du gâteau.