Une Chèvre, un Mouton, avec un Cochon gras,
Montés sur même char s’en allaient à la foire :
Leur divertissement ne les y portait pas ;
On s’en allait les vendre, à ce que dit l’histoire :
Le Charton* n’avait pas dessein
De les mener voir Tabarin*,
Dom Pourceau criait en chemin
Comme s’il avait eu cent Bouchers à ses trousses.
C’était une clameur à rendre les gens sourds :
Les autres animaux, créatures plus douces,
Bonnes gens, s’étonnaient qu’il criât au secours ;
Ils ne voyaient nul mal à craindre.
Le Charton dit au Porc : Qu’as-tu tant à te plaindre ?
Tu nous étourdis tous, que ne te tiens-tu coi ?
Ces deux personnes-ci plus honnêtes que toi,
Devraient t’apprendre à vivre, ou du moins à te taire.
Regarde ce Mouton ; a-t-il dit un seul mot ?
Il est sage. – Il est un sot,
Repartit le Cochon : s’il savait son affaire,
Il crierait comme moi, du haut de son gosier,
Et cette autre personne honnête
Crierait tout du haut de sa tête.
Ils pensent qu’on les veut seulement décharger,
La Chèvre de son lait, le Mouton de sa laine.
Je ne sais pas s’ils ont raison ;
Mais quant à moi, qui ne suis bon
Qu’à manger, ma mort est certaine.
Adieu mon toit et ma maison.
Dom Pourceau raisonnait en subtil personnage :
Mais que lui servait-il ? Quand le mal est certain,
La plainte ni la peur ne changent le destin ;
Et le moins prévoyant est toujours le plus sage.
Notes :

1. Charton ou chareton, vieux mot pour charretier, voiturier.
2. Tabarin était le bouffon gagé d’un nommé Mondor, vendeur de baume et d’onguent, qui avait établi son théâtre sur la place du Pont-Neuf, du côté de la place Dauphine, au commencement du XVII siècle. Les forces comiques et ordurières qui y furent jouées curent un succès prodigieux, et servirent à divertir la cour et la ville. Tabarin en acquit une telle célébrité qu’on imprima ses lazzi, et que ce recueil eut six éditions ; il est intitulé : Recueil général et fantaisies de Tabarin, divisé en deux parties, etc. Paris, 1625. (Le Cochon, la Chèvre et le Mouton)
fable analyse et commentée par Chamfort – 1796.
V. 1. Une chèvre, un cochon, etc.
Cette fable est très-bien écrite et parfaitement contée; mais quelle morale, quelle règle de conduite peut-on en tirer ? Aucune La Fontaine l’a bien senti.
V. 29. Dom pourceau raisonnait en subtil personnage :
Mais que lui servait-il ?
Il en conclut, avec raison, que , dans les malheurs certains , prévoyant est encore le plus sage. Mais peut-on se donner ou s’ôter la prévoyance ? Dépend-il de nous de voir plus ou moins loin ? Il ne faut pas conduire ses lecteurs dans une route sans issue.