Pañchatantra ou fables de Bidpai
Livre deuxième – L’Acquisition des Amis
Ici commence le deuxième livre, intitulé l’Acquisition des Amis ; en voici le premier sloka : Ceux mêmes qui sont sans moyens, s’ils sont sages, intelligents, instruits, font promptement leurs affaires, comme le corbeau, le rat, le daim et la tortue.
On raconte ce qui suit :
- — Le Corbeau, le Rat, la Tortue et le Daim
Il est dans la contrée du Sud une ville appelée Mahilâropya. Pas bien loin de cette ville il y avait un grand figuier très-haut, dont les fruits étaient mangés par divers oiseaux, dont le creux était rempli d’insectes, et dont l’ombre ranimait les voyageurs. Et certes on dit avec raison :
L’arbre à l’ombre duquel dorment les bêtes, dont les feuilles sont coupées tout autour par des quantités d’oiseaux, dont le creux est rempli d’insectes, dont le tronc est aimé des troupes de singes, dont les fleurs sont sucées avec confiance par les abeilles, mérite vraiment des éloges : avec toutes ses parties il donne la joie à une réunion de nombreuses créatures, comme un autre protecteur de la terre.
Or là habitait un corbeau nommé Laghoupatanaka . Comme un jour il s’en allait vers la ville pour chercher sa subsistance et qu’il regardait, un chasseur très-noir de corps, avec les pieds crevassés, les cheveux hérissés, la figure d’un serviteur de Yama , et un filet à la main, se trouva en face de lui. Lorsque le corbeau le vit, il eut peur et pensa : Ah ! ce méchant va maintenant vers le figuier, ma demeure. Par conséquent on ne sait pas si aujourd’hui il y aura ou non destruction des oiseaux qui habitent sur le figuier. Après avoir ainsi fait toute sorte de réflexions, il retourna aussitôt, alla au figuier, et dit à tous les oiseaux : Hé ! voici un méchant chasseur qui vient avec un filet et des grains dans les mains. Il ne faut donc nullement se fier à lui. Quand il aura étendu le filet, il jettera des grains. Vous devrez tous voir dans ces grains quelque chose de pareil au poison kâlakoûta. Pendant qu’il parlait ainsi, le chasseur vint là au pied du figuier, étendit le filet, jeta des grains pareils au sindouvâra, s’en alla pas bien loin et se cacha. Mais les oiseaux qui se trouvaient là, retenus par les paroles de Laghoupatanaka comme par un verrou, restèrent à regarder ces grains comme si c’étaient des bourgeons de poison hâlâhala. Cependant un roi des pigeons, nommé Tchitragrîva courant çà et là avec une suite de mille serviteurs pour chercher de la subsistance, aperçut de loin ces grains. Bien que Laghoupatanaka s’efforçât de l’en empêcher, il vola par gourmandise pour les manger, et fut pris dans le filet avec sa suite. Et certes on dit ceci avec raison :
Aux sots qui se livrent à la gourmandise, comme aux poissons qui habitent au milieu des eaux, une mort inattendue arrive.
Ou plutôt il en est ainsi par l’hostilité du destin. Il n’y avait pas de sa faute. Et l’on dit :
Comment le descendant de Poulastya n’a-t-il pas reconnu un crime dans l’enlèvement de la femme d’un autre ? Comment Râma n’a-t-il pas vu la non-existence de la gazelle d’or ? Et comment aussi avec les dés Youdhichthira s’est-il ruiné inconsidérément ? Ceux dont l’esprit est égaré par l’approche du malheur perdent ordinairement l’intelligence.
Et ainsi :
L’intelligence de ceux mêmes qui sont grands, quand ils sont pris dans le filet de la mort et ont l’esprit troublé par le destin, va de travers.
Cependant le chasseur, dès qu’il les vit pris, accourut joyeux et avec un bâton levé, pour les tuer. Tchitragrîva, lorsqu’il reconnut qu’il était pris avec sa suite et vit venir le chasseur, dit aux pigeons : Ah ! il ne faut pas avoir peur. Car on dit :
Celui qui, dans toutes les infortunes, ne perd pas l’esprit, arrive assurément à la fin de ces infortunes, par la force de son esprit.
Et ainsi :
Dans la prospérité et dans l’adversité ceux qui sont grands restent les mêmes : le soleil est rouge à son lever et rouge également à son coucher.
Enlevons-nous donc tous gaiement avec le filet ; allons hors de sa vue, et délivrons-nous. Autrement, si, troublés par la crainte, vous ne prenez pas gaiement votre vol, alors vous trouverez la mort. Et l’on dit :
Des fils même longs et minces, s’ils sont nombreux et égaux, résistent toujours par leur grand nombre à beaucoup d’efforts : il en est de même des bons.
Cela fut fait : ils s’en allèrent à travers les airs, emportant le filet du chasseur. Le chasseur courut sur terre après eux ; puis il leva les yeux en l’air et récita ce sloka :
Sans qu’ils se donnent pour ainsi dire de peine, ce à quoi pensent les gens vertueux s’accomplit pour eux. Voyez I en s’envolant les pigeons échappent aux méchants.
Ou plutôt :
Ces oiseaux s’en vont lestement et emportent le filet ; mais quand ils se disputeront, ils s’abattront, cela n’est pas douteux.
Laghoupatanaka cessa de chercher sa subsistance et les suivit par-derrière, curieux de voir ce qui arriverait. Or le chasseur, quand il vit les pigeons hors de portée de vue, s’en retourna désespéré, en récitant ce sloka :
Ce qui ne doit pas arriver n’arrive pas, et ce qui doit arriver arrive, même sans que l’on fasse aucun effort : une chose même qui est dans la paume de la main se perd, si elle ne doit pas exister.
Et ainsi :
Quand le destin est contraire, si d’une façon quelconque on acquiert quelque bien, alors ce bien s’en va en emportant autre chose encore, comme le trésor Sankha.
Il faut donc renoncer au désir de la chair d’oiseau, puisque mon filet même, qui me servait comme moyen de faire vivre ma famille, est perdu.
Lorsque Tchitragrîva vit que le chasseur avait disparu, il dit aux pigeons : Hé ! ce méchant chasseur s’en est retourné. Allons donc tous résolument dans la région au nord-est de la ville de Mahiiâropya. Là un rat nommé Hiranyaka, mon ami, coupera les rets à tous. Car on dit :
A tous les mortels, quand un malheur leur arrive, un autre qu’un ami ne donne pas assistance, ne fut-ce même que par des paroles.
Les pigeons, ainsi exhortés par Tchitragrîva, arrivèrent au trou d’Hiranyaka, qui était comme une forteresse. Hiranyaka, fourré dans son trou pareil à une forteresse et pourvu de mille ouvertures, vivait heureux, sans crainte d’aucune part. Et :
Prévoyant le danger à venir, le rat, savant en politique, habitait là un trou à cent ouvertures, qu’il avait fait.
Tchitragrîva alla à l’ouverture du trou pareil à une forteresse, et dit d’une voix forte : Hé, hé, ami Hiranyaka ! viens, viens vite. Je suis dans une très-malheureuse situation. Quand Hiranyaka entendit cela, il resta caché dans son trou pareil à une forteresse, et dit : Hé, hé ! qui es-tu ? Pourquoi es-tu venu ? Quelle est ta malheureuse situation ? Dis. Lorsque Tchitragrîva entendit cela, il dit : Je suis le roi des pigeons nommé Tchitragrîva, ton ami. Viens donc vite ; c’est pour un motif très-sérieux.
Quand le rat entendit cela, il sortit à la hâte, les poils du corps hérissés, le cœur joyeux et l’esprit résolu. Et certes on dit ceci avec raison :
Des amis qui ont de l’affection et réjouissent les yeux viennent toujours dans la demeure des maîtres de maison tranquilles.
Le lever du soleil, la possession de bétel, un récit de Bhâratî, une femme chérie et un bon ami sont des choses nouvelles tous les jours.
Et ainsi :
Celui dans la maison de qui des amis se réunissent constamment a dans le cœur une satisfaction à laquelle aucune joie n’est comparable.
Puis lorsqu’il vit Tchitragrîva pris dans le filet avec sa suite, Hiranyaka dit avec tristesse : Hé ! qu’est-ce ? — Hé ! répondit le pigeon, puisque tu le vois, pourquoi questionnes-tu ainsi ? Car on dit :
Par quel motif, par quel moyen, à quel moment, en quelle façon, de quelle espèce, dans quel espace de temps, dans quel lieu on fait une bonne ou une mauvaise action, par ce motif, par ce moyen, à ce moment, en cette façon, de cette espèce, dans cet espace de temps, dans ce lieu, cela vient par la puissance du destin.
Ainsi je suis tombé dans cette captivité par la gourmandise. Maintenant délivre-nous des rets ; ne tarde pas.
Après avoir entendu cela, Hiranyaka dit : Ah ! on dit ceci avec raison :
Dune distance de cent yodjanas plus la moitié, l’oiseau voit sa nourriture ; mais par l’effet du destin il n’aperçoit pas le filet qui est à côté de lui.
Et ainsi :
Quand je vois le soleil et la lune tourmentés par Râhou, les éléphants, les serpents et les oiseaux captifs, et les sages dans l’indigence, ma pensée est : Ah ! le destin est puissant !
Et ainsi : Les oiseaux même, qui parcourent les points les plus retirés des airs, tombent dans le malheur ; les poissons sont pris par l’adresse des pêcheurs jusque dans l’Océan, dont l’eau n’a pas de fond. Qu’est-ce, ici-bas, que se mal conduire, et qu’est-ce que bien faire ? Quel avantage y a-t-il à acquérir une position ? Le destin étend le bras du malheur et nous saisit même de loin.
Après qu’il eut ainsi parlé, il se mit à couper les rets de Tchitragrîva. Non, dit Tchitragrîva, ne fais pas ainsi. Coupe d’abord les rets de mes serviteurs, ensuite les miens. Lorsque Hiranyaka entendit cela, il se fâcha et dit : Hé ! ce que tu dis n’est pas convenable, car le serviteur vient après le maître. — Mon cher, répondit le pigeon, non, ne parle pas ainsi. Tous ces malheureux sont sous ma protection ; ils ont même quitté un autre maître et sont venus avec moi. Comment donc ne leur témoignerais-je pas même ce peu d’égards ? Et l’on dit :
Quand un roi a toujours beaucoup d’égards pour ses serviteurs, ceux-ci, satisfaits, ne l’abandonnent jamais, lors même qu’il est sans fortune.
Et ainsi :
La Confiance est la racine de la puissance ; c’est grâce à elle que l’éléphant est chef de troupe : le lion, quoiqu’il règne sur les animaux, n’est pas entouré des animaux.
D’ailleurs il peut se faire que tu te casses les dents en coupant mes rets, ou bien que ce méchant chasseur arrive. Alors je tomberais certainement dans l’enfer. Et l’on dit :
Le maître qui peut être heureux quand d’honnêtes serviteurs sont dans la peine va dans l’enfer dans l’autre monde et est affligé ici-bas.
Après avoir entendu cela, Hiranyaka fut joyeux, et dit : Hé ! je sais que c’est le devoir d’un roi ; mais ce que j’ai fait était pour t’éprouver. Ainsi donc je couperai les rets à tous, et de cette manière tu seras entouré de beaucoup de pigeons. Et l’on dit :
Un roi qui a toujours de la compassion et de la libéralité pour ses serviteurs est digne de régner même sur les trois mondes.
Après avoir ainsi parlé et après avoir coupé les rets à tous, Hiranyaka dit à Tchitragrîva : Ami, va maintenant à ta demeure ; si un malheur t’arrive encore, reviens. En disant ces mots, il le congédia et rentra dans sa forteresse. Tchitragrîva avec sa suite retourna à sa demeure. Et certes on dit ceci avec raison :
L’homme qui a des amis accomplit vraiment des choses difficiles à accomplir ; c’est pourquoi il faut se faire des amis pareils à soi-même.
Le corbeau Laghoupatanaka, lorsqu’il vit Tchitragrîva ainsi délivré du filet, fut étonné et pensa : Ah ! quelle intelligence a cet Hiranyaka ! quelle force et quelle perfection de forteresse ! Telle est donc la manière dont il délivre les oiseaux d’un filet ! Et moi je ne me fie à personne et je suis léger. Pourtant je veux me faire de lui un ami. Et l’on dit :
Les sages, quand même ils sont dans l’abondance, doivent se faire des amis : le maître des rivières, quoique plein, attend le lever de la lune.
Après avoir ainsi réfléchi, il descendit de l’arbre, alla à l’ouverture du trou et appela Hiranyaka, en imitant la voix de Tchitragrîva : Viens, viens, hé Hiranyaka, viens ! Quand Hiranyaka entendit cette voix, il pensa : Y a-t-il encore quelque autre pigeon resté dans le filet, qu’il m’appelle ? Et il dit : Hé ! qui es-tu ? Le corbeau répondit : Je suis un corbeau nommé Laghoupatanaka. Lorsque Hiranyaka entendit cela, il se cacha de son mieux, et dit : Mon cher, va-t’en vite de ce lieu. — Je viens près de toi pour une affaire importante, dit le corbeau ; pourquoi donc ne veux-tu pas avoir une entrevue avec moi ? Hiranyaka répondit : Je n’ai pas de motif pour avoir une entrevue avec toi.— Hé ! dit le corbeau, comme j’ai vu Tchitragrîva délivré par toi de ses liens, j’ai conçu pour toi une grande affection. Ainsi, si jamais je suis pris dans un filet, je trouverai par toi délivrance. Fais donc amitié avec moi. — Ah ! dit Hiranyaka, tu es le mangeur, je suis la proie. Par conséquent, quelle amitié peut-il exister entre toi et moi ? Et l’on dit :
Entre deux personnes dont la richesse est égale, entre deux personnes dont la race est égale, il peut y avoir amitié et mariage, mais pas entre fort et faible.
Et ainsi :
Le fou qui a la sottise de se faire un ami qui n’est pas son égal, qui est inférieur ou supérieur à lui, devient ridicule aux yeux du monde.
Va-t-en donc. — Hé, Hiranyaka ! dit le corbeau, me voici assis à la porte de ta forteresse. Si tu ne fais pas amitié avec moi, alors je m’ôterai la vie devant toi, ou bien je me laisserai mourir de faim. — Hé ! dit Hiranyaka, comment puis-je faire amitié avec toi, mon vieil ennemi ? Et l’on dit :
Avec un ennemi il ne faut pas conclure l’alliance même la plus étroite : l’eau, même très-chaude, éteint le feu.
Toi et moi, dit le corbeau, nous ne nous sommes pas même vus : comment serions-nous ennemis ? Pourquoi donc dis-tu une chose déplacée ? — L’inimitié, répondit Hiranyaka, est de deux sortes, naturelle et accidentelle. Eh bien, tu es notre ennemi naturel. Car on dit :
L’inimitié accidentelle est bientôt détruite par des qualités accidentelles ; sans le sacrifice de la vie, l’inimitié naturelle ne finit pas.
Hé ! dit le corbeau, je désire entendre quel est le caractère des deux sortes d’inimitié. Dis-le-moi donc. — Hé ! répondit Hiranyaka, l’inimitié accidentelle cesse par un motif ; ainsi elle s’en va à cause d’un bienfait qui l’égale. L’inimitié naturelle, au contraire, ne s’en va en aucune façon. Ainsi, par exemple, entre les ichneumons et les serpents, entre les animaux herbivores et ceux qui sont armés de griffes, entre l’eau et le feu, entre les dieux et les démons, entre chiens et chats, entre les femmes d’un même mari, entre riches et pauvres, entre lions et éléphants, entre chasseurs et daims, entre les gens de bonne conduite et les gens vicieux, entre les femmes vertueuses et les femmes libertines, entre ignorants et savants, entre les bons et les méchants, il existe une éternelle inimitié. Et si aucun n’est tué par un autre pour quelque motif, néanmoins ils se rendent la vie triste. — Hé ! dit le corbeau, cela n’a pas de raison. Ecoute mes paroles :
Pour un motif on devient ami, pour un motif on devient ennemi ; aussi le sage doit-il contracter à la fois l’amitié et l’inimitié.
En conséquence, entre avec moi en liaison et en devoir d’ami. Hiranyaka dit : Quelle liaison puis-je avoir avec toi ? Hé ! écoute la quintessence de la politique :
Celui qui veut se réconcilier avec un ami, lorsque celui-ci s’est montré une fois méchant, reçoit la mort comme la mule qui conçoit un fœtus.
Et si l’on se dit : Je suis bon, personne ne me fera souffrir d’inimitié, cela n’est pas non plus vrai. Et l’on dit :
Un lion a ôté à Pânini, l’auteur de la grammaire, une vie qui était chère ; un éléphant a écrasé lestement le sage Djaimini, le créateur de la Mîmânsa ; un makara a tué, sur le bord de la mer, Pingala, qui possédait la connaissance des mètres poétiques. Que signifie le mérite pour les bêtes, qui ont l’esprit enveloppé des ténèbres de l’ignorance, et ont de très-grandes colères ?
Cela est vrai, dit le corbeau ; cependant écoute :
Chez les hommes, l’amitié naît des bons offices ; chez les bêtes et les oiseaux, d’un motif particulier ; chez les sots, de la crainte et de la cupidité ; chez les bons, de la simple vue.
Et ainsi :
Pareil à une cruche d’argile, le méchant est facile à diviser et difficile à unir ; mais le bon, pareil à une cruche d’or, est difficile à diviser et facile à unir.
Et en outre :
De même que, dans la canne à sucre, à partir de l’extrémité, de nœud en nœud graduellement le jus devient meilleur, ainsi est l’amitié des bons ; mais celle des méchants est le contraire.
Et ainsi : Grande au commencement et diminuant par degrés, petite d’abord et augmentant plus tard, l’amitié des méchants et celle des bons diffèrent comme l’ombre de la première moitié du jour et celle de la seconde.
Je suis bon assurément ; en outre je te délivre de toute crainte par des serments et autres promesses. — Je n’ai pas de confiance en tes serments, répondit Hiranyaka. Car on dit :
Il ne faut pas se fier à un ennemi, quand même il s’est réconcilié par des serments : on raconte qu’après avoir fait un serment Sakra tua Vritra.
Et ainsi :
Sans la confiance, un ennemi d’entre les dieux même n’a pas de succès : ce fut par suite de la confiance de Diti que l’enfant qu’elle portait dans son sein fut déchiré par le maître des dieux.
Et en outre :
Aussi, ici-bas, le sage qui désire pour lui prospérité, longue vie et bonheur, ne doit pas se fier même à Vrihaspati.
Et ainsi :
Même par la plus petite ouverture un ennemi pénètre au dedans, et il détruit ensuite peu à peu, comme un lac un radeau.
Et aussi :
Il ne faut pas se fier à celui qui se défie ; il ne faut pas non plus se fier à celui qui a confiance. Le danger qui naît de la confiance détruit jusqu’aux racines.
Et ainsi :
Le faible même, quand il se défie, n’est pas tué par les plus forts, et les forts même, quand ils se fient, sont bientôt tués par les faibles.
Et encore :
Trois choses sont établies dans les recueils de politique : la pratique du bien, dans celui de Vichnougoupta ; l’acquisition des amis, dans celui du fils de Bhrigou, et, dans celui de Vrihaspati, la défiance.
Et ainsi :
Même avec une grande fortune, celui qui se fie à des ennemis et à des femmes qui n’ont pas d’affection trouve par là la fin de sa vie.
Lorsque Laghoupatanaka eut entendu cela, il ne sut que répondre, et pensa : Ah ! quelle haute intelligence il a en matière de politique ! Et vraiment, à cause de cela même je tiens à être son ami. Puis il dit : Hé, Hiranyaka !
Les bons deviennent amis en faisant sept pas ensemble, disent les hommes savants ; par conséquent, toi qui as acquis mon amitié, écoute ce que je vais dire.
Tout en restant dans cette forteresse, tu te livreras avec moi continuellement et toujours à la conversation et à des entretiens sur le bien et le mal, si tu te défies ainsi.
Après avoir entendu cela, Hiranyaka pensa : Ce Laghoupatanaka se montre habile parleur et véridique ; il est donc convenable de faire amitié avec lui. Il y aura de beaux et éloquents entretiens. Et il dit : Si c’est ainsi, eh bien je consens à être ton ami. Mais tu ne mettras jamais le pied dans ma forteresse. Et l’on dit :
D’abord l’ennemi, très-timide, se glisse tout doucement à terre ; puis il s’abandonne à la licence, comme la main d’un galant sur les femmes.
Quand le corbeau eut entendu cela, il dit : Mon cher, si c’est ainsi, eh bien soit !
Dès lors ils ne cessèrent tous les deux de jouir du plaisir d’entretiens éloquents ; ils passèrent le temps à se rendre service l’un à l’autre. Laghoupatanaka apportait des morceaux de viande bien propres pour Hiranyaka, et Hiranyaka apportait d’excellents grains et d’autres aliments exquis pour Laghoupatanaka. Et certes cela convenait pour tous deux. Et l’on dit :
Donner, recevoir, raconter un secret, questionner, manger et faire manger, voilà six sortes de marques d’affection.
Et ainsi :
Sans service rendu, personne n’a d’affection en aucune manière, car c’est à cause de l’offrande du sacrifice que les dieux donnent ce que l’on désire.
Et aussi :
L’affection existe dans le monde tant qu’un présent est donné : le veau, quand il voit qu’il n’y a plus de lait, abandonne sa mère.
Voyez la vertu du don ! aussitôt il fait naître la confiance ; par sa puissance un ennemi même devient un ami à l’instant.
Et ainsi :
Je crois vraiment qu’à l’animal même privé de jugement un don est plus cher que son petit même : car voyez, la femelle du buffle, quand on ne lui donnerait que du sédiment d’huile, donne toujours tout son lait lors même qu’elle a un petit.
Bref:
Le rat et le corbeau conçurent une affection sans bornes, inséparable comme l’ongle et la chair, et devinrent très-grands amis.
Ainsi le rat, touché des bons offices du corbeau, devint si confiant que, fourré entre ses ailes, il jouissait toujours du plaisir de la conversation avec lui. Mais un jour le corbeau vint les yeux pleins de larmes, et dit au rat : Hé, Hiranyaka ! j’ai maintenant de l’aversion pour ce pays ; aussi m’en irai-je ailleurs.
— Mon cher, dit Hiranyaka, quel est le motif de ton aversion ?
— Mon cher, répondit le corbeau, écoute. Dans ce pays-ci, par un prodigieux manque de pluie, une famine est venue. Par suite de la disette les gens sont tourmentés de la faim ; personne ne donne même seulement les restes de nourriture. En outre, dans chaque maison il y a des filets tendus par les gens affamés pour prendre les oiseaux. Moi aussi j’ai été pris dans un filet, et je m’en suis à peine retiré la vie sauve. C’est là le motif de mon aversion. — Mais, dit Hiranyaka, où t’en vas-tu ? — Dans la région du Sud, répondit le corbeau, il y a au milieu d’une épaisse forêt un vaste étang. Là, j’ai un très-grand ami, plus grand ami même que toi, une tortue nommée Mantharaka, et elle me donnera des morceaux de chair de poisson. Je les mangerai et je passerai le temps dans le plaisir d’entretiens éloquents avec elle. Je ne veux pas voir ici la destruction des oiseaux par les filets. Et l’on dit :
Quand un pays est frappé de sécheresse et que l’herbe est morte, heureux sont ceux, mon enfant, qui ne voient pas la ruine du pays et la destruction de la race.
Et ainsi :
Sagesse et royauté ne sont certainement jamais égales : un roi est vénéré dans son pays, le sage est vénéré partout.
Si c’est ainsi, dit Hiranyaka, alors moi aussi j’irai là avec toi, car moi aussi j’ai une grande affliction. — Hé ! dit le corbeau, quelle affliction as-tu ? Raconte-moi cela. — Hé, ami ! répondit Hiranyaka, il y en a long à dire. A ce sujet, quand nous serons allés là, je te raconterai tout en détail. — Cependant, dit le corbeau, moi je vais dans les airs, toi tu marches sur la terre ; comment donc peux-tu venir avec moi ? — Si tu as l’intention de sauver ma vie, répondit le rat, alors tu me feras monter sur ton dos et tu me conduiras là. Je ne puis pas aller autrement. Lorsque le corbeau entendit cela, il dit avec joie : Si c’est ainsi, alors je serai heureux de te porter longtemps. Je connais les huit sortes de vol, à commencer par le vol ensemble. Et l’on dit :
Le vol ensemble, le vol en avant, le grand vol, le vol en bas, la roue, le vol oblique, le vol haut, et le huitième vol, appelé léger.
Monte donc sur mon dos, afin que je te conduise avec facilité à cet étang.
Cela fut fait. Hiranyaka monta à l’instant même sur le corbeau. Celui-ci l’emporta et partit au vol appelé vol ensemble ; puis il alla tout doucement avec lui vers l’étang.
Cependant, quand Mantharaka, qui connaissait le lieu et le temps, aperçut de loin Laghoupatanaka avec le rat sur son dos, elle pensa : Ce corbeau n’est pas ordinaire, et elle entra vite dans l’eau. Laghoupatanaka, après avoir déposé Hiranyaka dans le creux d’un arbre qui était au bord de l’étang, monta lui-même au haut d’une branche, et dit d’une voix forte : Hé, Mantharaka, Mantharaka, viens, viens ! Moi ton ami le corbeau nommé Laghoupatanaka, j’arrive après longtemps, le cœur attristé de regret. Viens donc et embrasse-moi. Car on dit :
A quoi bon le sandal avec le camphre, et à quoi bon les froids clairs de lune ? Tout cela ne vaut pas la seizième partie du corps d’un ami.
Et ainsi :
Qui a créé cette ambroisie, ce couple de syllabes : Ami, protection contre les malheurs et remède contre la souffrance du chagrin ?
Lorsqu’elle eut entendu cela et qu’elle eut mieux reconnu le corbeau, Mantharaka sortit vite de l’eau, les poils du corps hérissés et les yeux pleins de larmes de joie, et elle dit : Viens,.viens, ami, embrasse-moi ! Après si longtemps, je ne te reconnaissais pas. Voilà pourquoi je suis entrée dans l’eau. Et l’on dit :
Avec celui dont on ne connaît pas la force, ni la famille, ni la conduite, il ne faut pas faire de liaison, a dit Vrihaspati.
Après que la tortue eut ainsi parlé, Laghoupatanaka descendit de l’arbre et l’embrassa. Et certes on dit ceci avec raison :
A quoi bon des torrents d’ambroisie pour y laver son corps ? L’embrassement d’un ami après longtemps n’a pas de prix.
Quand ils se furent ainsi embrassés tous deux, les poils du corps hérissés de joie, ils s’assirent sous l’arbre et se racontèrent l’un à l’autre l’histoire de leurs aventures. Hiranyaka aussi salua Mantharaka, et s’assit auprès du corbeau. Mantharaka le regarda et dit à Laghoupatanaka : Qui est ce rat, et pourquoi, bien qu’il soit ta pâture, l’as-tu fait monter sur ton dos et l’as-tu amené ici ? Cela ne doit pas avoir un motif de peu d’importance. Lorsque Laghoupatanaka eut entendu cela, il dit : Hé ! ce rat, nommé Hiranyaka, est mon ami et en quelque sorte ma seconde vie. Bref :
De même que les gouttes d’eau du nuage, de même que les étoiles au ciel, de même que les grains de sable sont sans nombre, ainsi les qualités de ce généreux sont innombrables. Tombé dans un très-grand désespoir, il vient près de toi.
Quelle est la cause de son désespoir ? dit Mantharaka. — Je l’ai questionné là-bas, dit le corbeau ; mais il a répondu : Il y en a long à dire ; quand je serai là, je raconterai cela. Il ne me l’a pas conté à moi non plus. Mon cher Hiranyaka, fais-nous donc maintenant connaître à tous les deux la cause de ton désespoir.
Hiranyaka raconta :
“Le Corbeau, le Rat, la Tortue et le Daim”
- Panchatantra 23