Jean de Meun, Jehan de Meung, Jean de Meung ou Jean Chopinel, Jean Clopinel – 1240 à Meung – v. 1305 à Paris – est un poète français du XIIIe siècle, connu pour sa suite du Roman de la Rose.
Le Datilier et la Courge, ou le Dattier et la Citrouille
L’un des premiers apologue en prose facile, abondante et spirituelle est l’apologue du Datilier et de la Courge (le Dattier et la Citrouille) . Cet apologue se trouve dans un Manuscrit de la Bibliothèque du Roi, intitulé l’Apparition de Jean de Meung*, dans les premières années du XVe. siècle.
Un datilier estoit en un jardin, et sy avoit prez de cent ans qu’il y estoit et encore ne portoit fruit; car de sa nature il ne fructifie jusques à cent ans, et puis dure mil ans en bonne vertu et tousjours portant fruit. Sy advint que ly jardiniers planta au pié du datilier une courge, laquelle dedans pou de jours monta au plus haut du datilier et avec ses filés commença à lyer toutes les branches de ce datilier, et par tous les angles et branches de ce datilier se commença à espandre. Après commença de flourir incontinent, et bien soudainement vecy venir courjons ; et bien tost ilz furent gros et furent courges, et pesèrent très-malement, tant que les branches de ce datilier se commencèrent à ployer. Mais, quant le datilier senty le grant fays, il regarda dame courge et sy lui dist: « Ma dame belle, qui estes-vous, qui ainsy m’avez emprisonné, et tant d’annuy me faictes et tant de charge? — Compains, fist-elle, je suy dame courge. — Ha! dame, fist ly datilier, je vous prie pour Dieu mercy que vous ne me vueilliez chargier ne gecter de mon lieu, là où je me suy nourris et en suy en saisine et possession paisiblement et de très long-tempz et sy l’ay prescript. » Lors dist la courge : « Et comment, datilier, vous en convient-il parler? par Dieu, je gecterai tant de courjons, que je vous creveray dessoubz, ne je ne m’en lairay pour homme qui en parle. » Lors ly datilier qui bien vit qu’il avoit afaire à personne vilaine, oultrageuse et rigoureuse, et qui avoit tant d’enfans et courges pendans sur luy comme campanes, mena bien long-temps grant dueil ; en soupirant el plourant tousjours demandoit paix à ceste courge, mais c’estoit pour néant, car tousjours elle croissoit de courjons et de fleurs et de charge. Et quant ly datilier vit que jà paix ne trouveroit avec luy, sy luy dist bien humblement: « Je vous prie, belle dame courge, pour ce que je ne oys oncques parler de vous, et sy ay tant d’eage, que vous me dictes combien il y a que vous estes venue cy. — Certes, dom datilier, dist-elle, il y a bien deux moys et demy. » Adont ly datilier commença à rire tant grandement que ce fust merveilles, et se commença à mocquer, truffer et rigouler de dame courge et de luy faire grimaces et grans despis. Sy luy dist dame courge: « Datilier, de quoy vous ryés vous ne menés tel joie? — Par ma foy, dame courge, ce dist ly datilier, vous m’avez faict tant grant paour que bien pensoye estre perduz, car oncques ne vis monter chose tant hault en sy pou de temps ne venir en tant grant estat; mais quant vous dictes qu’en pou de temps estes venue, je ne vous craing ne riens ne vous prise et sy m’en ris, car aussy en bien pou de temps vous vous en yrez. »
(Le Datilier et la Courge, ou le Dattier et la Ctrouille)
(Œuvres complètes de Jean de La Fontaine par Louis Moland, 1872)
* l’ Apparition de Jehan de Meun, a été publiée la première fois en 1845