Jean Anouilh
Écrivain et dramaturge et fabuliste XXº – Le fabuliste improvisé
Comme il est affable,
Depuis qu’il écrit des fables!
Se dit ma famille in petto.
Ils se réjouissent trop tôt.
On est bien plus nerveux lorsqu’on écrit des
pièces…
Au théâtre, tout ce qui est bon est donné.
Les scènes réussies sont nées dans l’allégresse
Et la facilité.
C’est un cadeau, toujours.
Après, on calfate avec plus ou moins d’adresse
Et d’amour.
Mais ce bonheur qu’il faut avoir chaque matin
Sous peine de n’avoir plus rien,
Vous laisse parfois vers midi, pas rasé,
L’air d’un vieux hibou épuisé.
Et les enfants, que d’autres soucis pressent,
N’ont jamais trop aimé les pères titubants
D’ambroisie — qui visent sournoisement la fesse
Au moindre propos discordant.
Avec la fable —
Un fabuliste étant par définition, souriant
Et aimable —
L’effort aussi étant moins grand,
Les luttes homériques à table
Me laissent indifférent.
Je file entre mes dents un vers, comme un gâteux
(Il faudra que je me surveille),
En coupant le gigot juteux
Ou les parts strictement pareilles
De la tarte, objet du litige.
Pourtant je sens s’enfuir mon reste de prestige…
«Pourquoi n’écris-tu plus de pièces ? »
M’a demandé
Nicolas, tout de go,
Moi qui me crois
Victor
Hugo,
Œuvrant, face à la mer dans ma petite pièce,
Sur son rocher de
Guernesey
(La conjoncture politique
Rappelant, par ailleurs, le règne de la trique),
Je réponds supérieur : «
Non, vois-tu, cet été,
J’ai décidé
(J’ai l’air badin et amusé —
Ça me va bien) que j’écrirais plutôt des fables. »
«Tu m’en montres une ?» — «
Elles ne sont pas
pour enfants. »
Je le sens surpris :
Pourtant une fable…
Et puis, il les voit posées sur ma table.
Je cherche un peu : «
Tiens celle-là, tu peux la lire. »
(Je vais voir ce que rend ma lyre.)
Il commence ; il lit mal.
Mais cette voix d’enfant
Qui ânonne chantante, un peu fausse, incertaine,
Souvenir des classes lointaines,
C’est la musique composée depuis trois cents ans
Par les écoliers français pour
La
Fontaine…
Je sens que je n’y ai pas droit.
Je l’interromps, le désolant;
Et me désolant par surcroît.
Il sort.
Je reviens à ma table
Où mon papier est toujours blanc.
Ne forçons point notre talent,
Comme on dit dans une autre fable.
Jean Anouilh