On dit que le monde est bien vieux;
Qui pourrait nous dire son âge?
Mais quand Dieu fil: ce grand ouvrage,
Croyez-vous qu’il fut tel qu’il se montre à nos jeux?
Que l’on y vit d’abord les riantes campagnes.
Ces prés fleuris, ces forêts, ces vallons,
Ces champs dorés par les moissons,
Ces fleuves descendus du sommet des montagnes,
Contenus dans leur lit et réglés dans leur cours,
Ces paisibles ruisseaux fécondant leurs entoura?
Non ; l’univers alors avait une autre face :
Il l’ut long-temps encor dans le chaos.
Le temps, qui toujours marche, et jamais ne se lasse
Agissant sur le feu, l’air, la terre et les eaux,
Mit insensiblement chaque chose à sa place;
Le temps amène seul la règle et le repos.
Or, dans ces époques anciennes,
Quand la nature se réglait,
On dit qu’ici-bas tout parlait :
Animaux, végétaux, ruisseaux, fleuves, fontaines,
Prenaient notre langage et nos formes humaines;
Et de la vérité, les premiers éléments
Nous sont venus de ces vieux monuments,
Avant qu’on écrivît l’histoire véritable.
La vérité naquit peut-être de la fable.
Il était donc jadis un fleuve, dont les eaux
Venant des régions lointaines,
Recevaient le tribut de cent mille fontaines
Et celui de mille ruisseaux,
Qu’il appelait à bon droit ses vassaux.
De cent peuples divers il voyait les contrées
Soumises à-la-fois à son cours souverain ;
Ses limites n’étaient nulle part arrêtées;
Il ne reconnaissait enfin
D’autre maître ni d’autre frein
Que le vaste océan où tout se précipite.
Un fleuve cependant, s’il n’a point de limite ,
Est sujet à bien des écarts.
Celui dont nous parlons, dans les champs, dans les villes,
Portait avec ses eaux l’abondance et les arts,
Lorsqu’en son lit elles coulaient tranquilles ;
Mais quand il excédait ses trop faciles bords ,
Il allait inondant tous ses vastes domaines,
Ravageant les cités, les hameaux et les plaines;
Rien ne pouvait arrêter ses efforts:
Les ruisseaux retenant leur onde tributaire,
Devenaient fleuves à leur tour,
Et ravageaient aussi la terre.
Le fleuve s’aperçut un jour,
Tandis que ses eaux étaient basses,
Que les Habitants d’alentour
Sur la rive apportaient par brasses
Des pieux, des moellons, des poteaux,
Et du ciment, et de la chaux.
Aussitôt des ruisseaux la cohorte s’intrigue ,
S’empresse , accourt chez le fleuve, et soudain,
Seigneur, lui disent-il, vous voyez leur dessein ;
Ils veulent construire une digue.
Laissez nous arrêter leurs bras,
Ordonnez, et ne souffrez pas
Que de ces peuples la licence
Ose borner votre puissance :
Elle vous vient du ciel, elle est de tous les temps.
Le fleuve à longue barbe avait à ses dépens,
Appris à démêler le but et le langage
Des flatteurs et des courtisans :
Ne prenant donc alors que les conseils d’un sage
Dont il s’aidait dans les cas importants :
Amis, dit-il, laissez-les faire;
Ne voyez-vous pas qu’en mettant
Sur les bords de mon cours une forte barrière,
S’ils préservent leurs champs d’un écart malfaisant,
Ils font aussi pour moi chose très-salutaire?
La barrière sera pour moi comme pour eux ;
Je ne pourrai plus nuire, eh! ce sont là mes vœux ;
Mais aussi de mon lit l’enceinte limitée
Sera par les humains à toujours respectée;
Et mes eaux désormais à ces peuples nombreux,
Portant par des routes certaines
Le commerce, les arts et leurs trésors divers,
Du globe deviendront les veines,
D’où le bonheur libre de chaînes,
Circulera dans l’univers.
Le Fleuve et les Ruisseaux, Chez les marchands de nouveautés (Paris), 1789