Auteur anonyme
Fable XIXº – Le froid et le chaud
» Les riches, je les hais, ils sont insatiables,
» II ne font rien, et nous, nous travaillons.
» Prenant avec leur part celle des pauvres diables,
» Ils veulent tout avoir et comptent par millions.
» S’ils voulaient cependant être un peu raisonnables,
» Tout irait bien et nous partagerions :
» Ce n’est pas que jamais la richesse me tente,
» Avec bien peu d’argent l’on me rendrait heureux ;
» Si j’avais seulement trois cents livres de rentes,
» Cette fortune-là comblerait tous mes vœux. »
Ainsi disait le vieux père Grégoire,
Brave homme au fond, mais c’était après boire,
Et Grégoire du reste, excellent travailleur,
Était au cabaret un plus rude jouteur ;
Or c’est-là que passait le fruit de son labeur,
Et le pauvre homme, au déclin de la vie,
N’avait pas même un sou d’économie ;
Telle était la raison de sa misanthropie.
Tel était le motif de l’étrange discours
Qu’il tenait au curé, dont la main charitable
Sur tous également répandait des secours.
« — Grégoire, assieds-toi là ; puisque je suis à table,
« Tu prendras la moitié de mon maigre repas,
« Et puis nous causerons autant que tu voudras.
« — Je n’ai pas faim, et je vous remercie ;
« Mais je vais me chauffer, j’ai la tête engourdie,
« Car pour les malheureux bien rude est la saison.
« — Alors, refais le feu. — Non, chez vous il fait bon.
« Le curé se penchant auprès de sa fenêtre,
Sans dire mot consulte un thermomètre ,
Il marquait six degrés au-dessus de zéro.
« Je voudrais que tes vœux trouvassent de l’écho,
» Dit le prêtre, il faudrait bien peu pour te suffire ;
» Mais sans vouloir le contredire.
« Ne crains-tu pas qu’au bout de quelque temps
» Tu ne sois plus heureux avec les trois cents francs ?
» Car, soit dit entre nous, un peu faible est la somme.
» — C’est bien assez quand on travaille encor.
» Placé sur ce sujet, voilà bientôt mon homme
Déclamant de nouveau contre l’amour de l’or.
Tout en parlant, armé de la pincette,
Il recueille avec soin les plus petits charbons,
Puis il rapproche les tisons,
Puis ajoute au foyer mainte et mainte bûchette.
Le thermomètre du curé
De minute en minute avançait d’un degré.
Quand mon brave, avisant une falourde entière.
Sans consulter sur ce qu’il pouvait faire.
Tout aussitôt la dépeça,
Et tout entier le fagot y passa.
Pas n’est besoin de dire la torture
Que le curé dans sa soutane endure ;
Par la chaleur le digne homme étouffé,
Dit à Grégoire : Es-tu quelque peu réchauffé ?
« Pas trop, vraiment, ou le diable m’emporte ;…
« Peut-être il vient du vent par cette porte,
« Car j’éprouvais à l’instant le frisson. «
« — Grégoire, que ceci te serve de leçon
« Et te rende indulgent. Entrant dans la maison
« Tu me félicitais sur sa température ;
« II fait cinq fois plus chaud et tu sens la froidure !… »
C’est l’histoire des trois cents francs ;
« Ils te seraient, tu vois, bientôt insuffisant.
» Les riches tout-à-l ‘heure exerçaient la censure,
» De les blâmer tu n’auras plus le droit ;
» Rien, disais-tu, ne peut les satisfaire ;
» S’ils amassent toujours, sois indulgent, mon frère ;
» Ainsi que toi, c’est qu’ils ont toujours froid. »
Le froid et le chaud, fable ?, 1847