Deux chats avoient pris un fromage,
Et tous deux à l’aubaine avoient un droit égal.
Dispute entre eux pour le partage.
Qui le fera ? Nul n’est assez loyal.
Beaucoup de gourmandise et peu de conscience ;
Témoin leur propre fait, le fromage volé.
Ils veulent donc qu’à l’audiance,
Dame justice entr’eux vuide le démêlé.
Un singe maître clerc du bailli du village,
Et que pour lui-même on prenoit,
Quand il mettoit par fois sa robe et son bonnet,
Parut à nos deux chats tout un aréopage.
Pardevant dom Bertrand le fromage est porté,
Bertrand s’assied, prend la balance,
Tousse, crache, impose silence,
Fait deux parts avec gravité ;
En charge les bassins ; puis cherchant l’équilibre,
Pésons, dit-il, d’un esprit libre,
D’une main circonspecte ; et vive l’équité,
Ça ; celle-ci me paroît déja trop pesante.
Il en mange un morceau. L’autre pése à son tour ;
Nouveau morceau mangé par raison du plus lourd.
Un des bassins n’a plus qu’une legere pente.
Bon ! Nous voilà contens, donnez, disent les chats.
Si vous êtes contens ; justice ne l’est pas,
Leur dit Bertrand ; race ignorante
Croyez-vous donc qu’on se contente
De passer comme vous les choses au gros sas ?
Et ce disant, monseigneur se tourmente
À manger toûjours l’excédent ;
Par équité toûjours donne son coup de dent ;
De scrupule en scrupule avançoit le fromage.
Nos plaideurs enfin las des frais,
Veulent le reste sans partage.
Tout beau, leur dit Bertrand ; soyez hors de procès ;
Mais le reste, messieurs, m’appartient comme épice.
À nous autres aussi nous nous devons justice.
Allez en paix ; et rendez grâce aux dieux.
Le bailli n’eût pas jugé mieux.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, le fromage.