Paul Vallin
Poète, romancier et fabuliste contemporain – Le Héron, les Poissons, et le Crabe
La tentation du mieux méprise toute prudence,
Mais l’expérience châtie les faiseurs de tourments.
C’est l’histoire survenue dans un coin de campagne
Où un étang limpide, mais vide de tout poisson,
Côtoyait une mare pleine de vase et vieilles souches,
Dans laquelle s’ébattaient des poissons et un crabe.
Un Héron, un matin, survola le cloaque,
Voyant l’animation, mit au point certain plan.
Il se posa au bord de la mare nauséabonde,
Et resta immobile, tout en prenant l’air triste.
Les Poissons fort surpris de n’être point chassés,
S’approchèrent prudemment en lui posant question :
– « Monsieur Héron, pourquoi êtes-vous préoccupé ? »
– « Parce que je songe, amis, à votre infortunée condition.
Votre mare est boueuse, vous manquez de nourriture.
Tout cela voyez-vous me fait grande peine de cœur. »
– « Connaîtriez-vous, monsieur Héron, un moyen de nous aider ? »
L’implorèrent les barboteurs de vase.
– « Et bien permettez-moi de vous transporter
Dans l’étang d’à coté où vous pourrez manger. »
Les Poissons incrédules furent surpris de cette offre :
– « Nous aimerions vous croire, monsieur Héron,
Mais depuis quand vous souciez-vous du sort des poissons ?
Peut-être ne cherchez-vous qu’à nous duper pour nous manger ! »
– « Allons ! Allons ! Amis, protesta l’oiseau au long cou,
Pourquoi êtes-vous si défiants à mon égard ?
Il y a vraiment un étang de belle eau
À côté de votre mare de boue.
Si vous ne me croyez pas,
Laissez-moi y mener l’un des vôtres,
Puis je le ramènerai afin qu’il vous raconte. »
Les Poissons toujours méfiants tinrent un conciliabule,
Avant de se mettre d’accord pour faire choix d’un éclaireur.
Ce sort échut à un vieux poisson coriace,
Couvert d’écailles aussi dures que des pierres,
Mais c’était un nageur émérite.
Les présentations étant faites,
Le Héron mit l’Ancien dans son bec
Pour le porter dans l’étang aux eaux claires.
Il lâcha le poisson, le laissa explorer
Chaque recoin du plan d’eau abondamment pourvu
D’herbes, insectes et mollusques qui feraient le régal
De la gente aquatique de la mare saturée.
Quand le Héron le ramena, le vieux poisson ne tarit pas d’éloges
Sur ce nouvel habitat qui s’offrait à deux pas.
Dès lors persuadés de la bonne foi du Héron,
Les Poissons le supplièrent de les conduire,
Un par un, dans son bec, dans l’étang d’à côté.
Le rusé volatile accepta sans manière,
Il prit donc un Poisson, s’envola dans les airs.
Mais au lieu de lâcher son passager dans l’eau,
Il se posa pour l’empaler sur la fourche d’un arbre,
Afin de le dépecer bien plus commodément.
Quand il eût terminé, il jeta les arêtes,
Et puis s’en retourna chercher un autre poisson
Qu’il dévora bien sûr tout aussi avidement.
Pendant plusieurs jours, le Héron amena les Poissons à l’étang,
Et le tas d’arêtes allait en grossissant.
Quand il eut avalé tous les poissons,
Il ne resta plus dans la mare qu’un vieux Crabe égaré.
Encore affamé, le Héron lui dit :
– « Mon ami j’ai conduit les poissons à l’étang,
Où ils coulent désormais des jours sans un souci.
Vous êtes seul à présent dans cette mare déserte,
Laissez-moi vous porter dans l’Éden des poissons. »
– « Comment me transporterez-vous ? », s’enquit le Crabe.
– « Mais…dans mon bec, comme les poissons. »
– « Hum ! Cela me paraît une manière hasardeuse.
Si je glisse et tombe, ma carapace n’y résistera pas. »
– « Ne vous inquiétez pas, je vous tiendrais fermement. »
Le Crabe réfléchit longuement :
Peut-être que le héron avait tenu parole,
Et vraiment amené les poissons à l’étang !
Mais peut-être aussi les avait-il tous mangés ?
Pour sa sécurité, et aussi parce qu’il était un vieux crabe,
Il dit au héron : « Je crains que votre bec
Ne soit pas assez fort pour me tenir assez.
Laissez-moi vous étreindre entourant votre cou
À l’aide de mes deux pinces durant ce vol si bref ; »
Le héron accepta, et le Crabe s’installa.
L’oiseau prit son envol, et alla se poser
Sur le rocher où il comptait déjeuner de son crabe.
– « Pourquoi ne m’avez-vous pas conduit à l’étang ? »
S’enquit le Crabe sans pour autant lâcher sa prise.
– « Et pourquoi, ami Crabe, un Héron serait assez stupide
pour servir de passeur à un banc de poissons ?
Je ne suis pas un philanthrope, vois-tu ce tas d’arêtes ?
Il n’y manque plus que ta carapace,
Car c’est ici qu’il te faut maintenant dire adieu à la vie. »
– « Je ne suis pas de cet avis, monsieur le Héron prédateur.
Tu as peut-être mangé les Poissons, mais je suis trop vieux Crabe
pour te croire sur parole. Mène-moi jusqu’à l’étang,
ou je te coupe le cou avec mes pinces. »
Et le crabe commença à serrer ses tenailles,
La douleur fut telle que le Héron supplia aussitôt :
– « Ne serre pas aussi fort ! Je vais t’emmener à l’étang,
Et je te promets de ne pas essayer de te manger. »
Le Crabe desserra légèrement son étreinte,
Le Héron s’envola vers l’étang
Où il tenta de se débarrasser du Crabe.
Mais celui-ci ne lâcha pas sa prise de cou,
Car il pensait aux Poissons si cruellement trompés.
De ressentiment, mais aussi par prudence,
Et préserver la paix de ses lendemains,
Le Crabe enfonça ses pinces aussi fort qu’il le put
En tranchant tout simplement le cou
De ce Héron menteur qui mourut dans l’instant.
Si vous trompez les autres, les volez, les tuez,
Sachez qu’un jour viendra où vous-même subirez
Les tourments que vous avez infligés.
La cruauté toujours engendre la cruauté,
Au point que son pardon est lui-même pénitence.
Paul Vallin