Jules Arnoux
Rédacteur, homme de lettres (1847…) – Le Marchand le Gentilhomme….
La Morale d’après les fables… avec des exercices d’application par Jules Arnoux, agrégé des lettres, inspecteur d’académie honoraire, 2eme édition, Paris 1909.
Le Marchand, le Gentilhomme , le Pâtre et le Fils de roi (La Fontaine, livre X), C. S.
Excellente fable et qui est trop laissée de côté. Les émigrés, réduits pendant la Révolution à gagner péniblement leur vie, durent songer plus d’une fois à la justesse de cet apologue. Quand on n’a pas de ressources personnelles, il faut pouvoir gagner sa vie; de nos quatre personnages, un seul, le pâtre, est capable de se procurer immédiatement de quoi souper.
Il est bon que tout homme, à un moment donné, sache faire des fagots, c’est-à-dire subvenir sur l’heure à ses besoins.
ANALYSE EXPLICATIVE
l. — Plan. Exposition.
Quatre chercheurs de nouveaux mondes,
Presque nus, échappés à la fureur des ondes,
Un trafiquant, un noble, un pâtre, un fils de roi,
Réduits au sort de Bélisaire,
Demandaient aux passants de quoi
Pouvoir soulager leur misère.
De raconter quel sort les avait assemblés,
Quoique sous divers points tous quatre ils fussent nés,
C’est un récit de longue haleine.
Récit (ou délibération), a) Proposition du berger :
Ils s’assirent enfin au bord d’une fontaine :
Là, le conseil se tint entre les pauvres gens.
Le prince s’étendit sur le malheur des grands.
Le pâtre fut d’avis qu’éloignant la pensée
De leur aventure passée,
Chacun fît de son mieux et s’appliquât au soin
De pourvoir au commun besoin.
« La plainte, ajoute-t-il, guérit-elle son homme?
Travaillons : c’est de quoi nous mener jusqu’à Rome.
b) Réflexions sur le sage conseil du berger :
Un pâtre ainsi parler! Ainsi parler? Croit-on
Que le ciel n’ait donné qu’aux têtes couronnées
De l’esprit et de la raison ;
Et que de tout berger, comme de tout mouton
Les connaissances soient bornées?
c) Propositions des autres personnages :
L’avis de celui-ci fut d’abord trouvé bon
Par les trois échoués aux bords de l’Amérique.
L’un, c’était le marchand, savait l’arithmétique :
« A tant par mois, dit-il, j’en donnerai leçon.
— J’enseignerai la politique,
Reprit le fils de roi. » — Le noble poursuivit :
« Moi, je sais le blason; j’en veux tenir école;
» Comme si, devers l’Inde, on eût eu dans l’esprit
La sotte vanité de ce jargon frivole!
d) Le berger réfute leurs propositions :
Le pâtre dit : « Amis, vous parlez bien, mais quoi!
Le mois a trente jours; jusqu’à cette échéance
Jeûnerons-nous, par votre foi?
Vous me donnez une espérance
Belle, mais éloignée, et cependant j’ai faim.
Qui pourvoira de nous au dîné de demain?
Ou plutôt sur quelle assurance
Fondez-vous, dites-moi, le souper d’aujourd’hui?
Avant tout autre, c’est celui
Dont il s’agit. Votre science
Est courte là-dessus : ma main y suppléera. »
Dénouement :
A ces mots, le pâtre s’en va
Dans un bois : il y fit des fagots dont la vente,
Pendant cette journée et pendant la suivante,
Empocha qu’un long jeûne à la fin ne fît tant
Qu’ils allassent là-bas exercer leur talent.
Morale :
Je conclus de cette aventure
Qu’il ne faut pas tant d’art pour conserver ses jours,
Et, grâce aux soins de la Nature,
La main est le plus sûr et le plus prompt secours.
La scène se passe en Amérique, c’est-à-dire dans un pays très lointain. Le plan est sagement conçu et
le récit lié dans toutes ses parties; c’est une petite comédie dont les idées pratiques du berger forment le principal tissu.
II. — La Fontaine constate simplement que souvent les talents naturels sont d’un secours plus immédiat et plus efficace que les talents acquis, c’est-à dire que la science. Il glorifie le travail manuel en un siècle où il était méprisé.
III. — Les principales classes de la société sont adroitement mises en scène; mais c’est le berger qui est ici la cheville ouvrière, car il s’agit du bon sens pratique, de l’action immédiatement utile en face de la faim. Sa réplique à ses compagnons est une merveille de force et de déduction, notamment dans les cinq derniers vers (Fondez-vous ma main y suppléera).
IV. — La langue est souple et vigoureuse; avec l’aisance, il y a une plénitude de logique qui subjugue.
Bélisaire , général célèbre du sixième siècle, disgracié par l’empereur Justinien, aurait été réduit, d’après la légende, à demander l’aumône ; c’est faux d’ailleurs.
Assemblés, pour rassemblés, réunis.
Divers points ,climats différents.
C’est un récit de longue haleine , ce serait trop long à raconter, et ce serait ici un hors-d’œuvre. La plainte, le discours, opposé à l’action.
Connaissances bornées, trop limitées, insuffisantes.
D’abord ,aussitôt, à l’instant même.
Devers l’Inde, du côté des Indes occidentales, c’est-à-dire vers l’Amérique.
Le blason, science des armoiries et des devises qui ornent l’écu d’un chevalier ou qui sont particulières à une famille noble.
Jargon frivole, langage spécial au blason et qu’il ne faut pas prendre au sérieux.
Échéance, la fin du mois.
Par votre foi, j’en appelle à votre bonne foi, parlez franchement.
Et cependant, et pendant ce temps.
Là-bas, dans l’autre monde, aux enfers.
V. — Dans une autre fable : l’Avantage de la science (livre VIII), La Fontaine démontre que «le savoir a son prix ». Cette affirmation ne contredit pas la morale du présent apologue dont le point de vue est différent, et il n’est pas difficile de les concilier.
VI. — Les anciens disaient avec raison : vivre d’abord, ensuite philosopher. L’étude désintéressée est excellente en soi, mais elle n’est possible qu’à celui qui a d’abord de quoi manger. Tel est l’enseignement que nous pouvons tirer de cette fable et que l’on appliquera sans peine à nos mœurs actuelles.
J. -J. Rousseau, en prescrivant l’apprentissage d’un métier, même dans les familles opulentes, pour l’imprévu de la vie, s’est inspiré utilement de la sagesse du Bonhomme.