Fable présentée au Concours,
Certain Rat campagnard en son modeste gîte
Vivait content, joyeux ; c’était un Sybarite,
Sans soucis ni désir ; fuir toute émotion
Etait sa seule ambition.
N’étant jamais sorti du champ qui le vit naître,
Sans rêver un bonheur qu’il ne connaissait pas,
A peu de frais il trouvait le bien-être,
Et s’estimait le plus heureux des rats ;
Quand un matin il reçoit la visite
D’un ami citadin, de sa ville entiché :
« Mon cher, dit celui-ci, c’est trop faire l’ermite.
Je veux qu’un moment débauché,
Tu viennes à la ville, et je serai ton hôte. »
Le campagnard joyeux accepte sans façon.
Et le couple aussitôt, compère et compagnon,
Arrive dans la ville en trottant côte à côte.
L’Amphitryon hantait le logis d’un banquier.
Opulente et vaste demeure
Où, vivant grassement comme vit un rentier,
A son gré sous sa patte il trouvait à toute heure
Des dîners du bourgeois les superbes débris,
Que n’eussent reniés ni Chevets, ni Yérys ;
Car souvent l’on m’a dit (serait-ce médisance ?)
Que chez ces beaux messieurs, princes de la finance,
La cave est bien garnie, et les mets succulents !
Nos amis entrent donc dans la salle déserte.
La table encore était couverte
De plus de vingt plats différents.
Jugez quelle fut la surprise
De notre honnête campagnard,
Qui touche à tout, prend au hasard,
Et trouve la cuisine exquise !…
Sur un fauteuil moelleux commodément assis,
Charmé d’une telle opulence,
Gaîment il se fût fait à semblable existence.
Mais peut-on toujours vivre aux dépens des amis ?
Il fallut, par malheur, retourner au logis !!!
Après avoir goûté les charmes de la ville,
Vu des salons dorés les lambris somptueux.
L’humble toit où jadis il se trouvait heureux
Aujourd’hui lui parait un bien méchant asile.
Des plaisirs inconnus l’image vient à lui,
Fatale et brillante chimère !
Adieu gaité, repos ! son bonheur s’est enfui.
En voyant la richesse il connait la misère,
Soupire sur son sort, et succombe à l’ennui.
Est bien fou qui cherche à connaître
Les biens auxquels il ne peut aspirer.
Le moyen d’être heureux est, souvent, d’ignorer :
Est toujours heureux qui croit l’être.
“Le Nouveau Rat des Champs”
Comte Emmanuel de Cassaignes de Miramon – 1838 – 1905