Aymar ?
Le plaisir et la douleur
Fable imitée de l’anglais.
Au commencement du monde vivaient deux familles qui différaient entre elles comme le jour et la nuit. L’une habitait l’Olympe, l’autre les Enfers, L’une descendait des divinités célestes, l’autre était issue des dieux infernaux. La première se composait de la Vertu, mère du Bonheur, qui avait pour fils le Plaisir ; la seconde se composait du Vice, père de la Misère, qui avait pour fille la Douleur.
Entre la demeure du Plaisir et celle de la Douleur se trouvait la Terre. Les êtres qui l’habitaient participaient de la nature de l’une et de l’autre famille, et restaient dans un état de tiédeur entre la vertu et le vice. Ces êtres s’appelaient communément Hommes. Ils n’étaient donc ni bons ni méchants. Jupiter, voulant établir une distinction entre le bien et le mal, et séparer les hommes vertueux des hommes vicieux, afin de préserver les premiers d’un contact dangereux, de leur accorder ici-bas le Plaisir, avant-coureur des douces joies de l’Élysée, et en même temps de soumettre les seconds à la Douleur, et de les préparer ainsi aux terribles châtiments des enfers, ordonna au fils du Bonheur et à la fille de la Misère de quitter chacun leur séjour, de se rencontrer sur la Terre, dont ils se partageraient les habitants.
Arrivés sur la Terre, qu’ils devaient maintenant habiter pour toujours, le Plaisir et la Douleur s’entendirent tout d’abord sur la question du partage : l’un prendrait possession des hommes vertueux, l’autre des hommes vicieux.
Le Plaisir et la Douleur se mirent donc à scruter les cœurs des hommes, et reconnurent avec surprise qu’ils différaient entièrement de la nature des êtres qui habitaient l’Olympe et les Enfers ; car il n’était sur la terre homme si vicieux qui n’eût quelque bonne qualité, ni si vertueux qui n’eût quelque défaut. Cependant ces divinités observèrent que le Plaisir n’avait que la centième partie de ses droits sur l’homme le plus vertueux, tandis que les deux tiers au moins appartenaient à la Douleur.
Les envoyés de Jupiter craignant que cette communauté de vertus et de vices entre tous les hommes ne fût pour le partage une source de disputes sans fin, proposèrent un accommodement… c’est-à-dire un mariage… et le Plaisir épousa la Douleur. Hélas ! ils ne firent que trop bon ménage !… Souvent ils nous visitent ensemble, ou, lorsque l’un est venu, l’autre arrive bientôt ! Car, si la Douleur entre dans notre âme, il est possible que le Plaisir arrive ; mais si le Plaisir est notre hôte, il est certain que la Douleur approche.
Ce mariage, bien qu’il convint aux deux parties, ne répondait pas aux vues de Jupiter, qui n’avait envoyé à Plaisir et la Douleur sur terre que pour y séparer les bons d’avec les médians : aussi, le père des dieux ajouta-t-il plus tard un article au contrat qu’avaient signé les deux familles.
Voici cet article. D’après les droits que le Plaisir et la Douleur auront possédé sur les hommes, la Mort viendra établir entre eux une distinction, et, sur un passeport signé par elle, celui que le Vice aura rangé sous la domination de la Douleur sera envoyé dans les régions infernales, où il habitera, entouré de la Misère, du Vice et des Furies, ancêtres de la Douleur. Celui qui aura préféré vivre sous la puissance de la Vertu, verra s’ouvrir devant lui les Champs-Élysées, où il se trouvera entouré du Bonheur, de la Vertu et des Dieux, ancêtres du Plaisir.
AYMAR.
- Journal des demoiselles – Bureau du journal, 1841.