Un Rat hôte d’un champ, Rat de peu de cervelle,
Des Lares paternels un jour se trouva sou.
Il laisse là le champ, le grain, et la javelle,
Va courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt qu’il fut hors de la case,
Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins, et voici le Caucase :
La moindre taupinée était mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours le voyageur arrive
En un certain canton où Thétys sur la rive
Avait laissé mainte Huître ; et notre Rat d’abord
Crut voir en les voyant des vaisseaux de haut bord.
Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire :
Il n’osait voyager, craintif au dernier point :
Pour moi, j’ai déjà vu le maritime empire :
J’ai passé les déserts, mais nous n’y bûmes point.
D’un certain magister le Rat tenait ces choses,
Et les disait à travers champs ;
N’étant pas de ces Rats qui les livres rongeants
Se font savants jusques aux dents.
Parmi tant d’Huîtres toutes closes,
Une s’était ouverte, et bâillant au Soleil,
Par un doux Zéphir réjouie,
Humait l’air, respirait, était épanouie,
Blanche, grasse, et d’un goût, à la voir, nonpareil.
D’aussi loin que le Rat voir cette Huître qui bâille :
Qu’aperçois-je ? dit-il, c’est quelque victuaille ;
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd’hui bonne chère, ou jamais.
Là-dessus maître Rat plein de belle espérance,
Approche de l’écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs ; car l’Huître tout d’un coup
Se referme, et voilà ce que fait l’ignorance.
Cette Fable contient plus d’un enseignement.
Nous y voyons premièrement :
Que ceux qui n’ont du monde aucune expérience
Sont aux moindres objets frappés d’étonnement :
Et puis nous y pouvons apprendre,
Que tel est pris qui croyait prendre.
Analyses de Chamfort . 1796.
V. 1. Un rat, hôte d’un champ , etc. . .
On reconnaît tout le talent de La Fontaine dans le discours du rat, dans la peinture de L’huitre bâillant au soleil, dans celle du rat surpris au moment où l’huitre se referme;et voyez comme ce dernier mot est rejeté au commencement du vers, par une suspension qui met l’a chose sous les yeux, et le naturel de la leçon qui termine la phrase.
On peut blâmer , dans le discours du rat, ce vers :
V 16. J’ai passé les déserts ; mais nous n’y bûmes point.
C’est quelque propos populaire et trivial dont on se passerait, bien ; mais il n’appartient qu’à La Fontaine de rendre cette sorte de naturel supportable aux honnêtes gens ; nous en verrons plus bas un autre exemple dans la fable du singe et du léopard.
V. 34. Cette fable contient plus d’un enseignement.
Il n’en faut qu’un dans une fable bien faite. J’aurais voulu que La Fontaine exprimât l’idée suivante : Quand on est ignorant, il faut suppléer au défaut d’expérience par une sage réserve et par une défiance attentive.