Il étoit un grenier vaste dépositaire
Des riches trésors de Cérès.
Un rat habitoit tout auprès,
Qui s’en crut le propriétaire.
Il avoit fait un trou, d’où quand bon lui sembloit ;
Il entroit dans son héritage.
C’étoit peu d’y manger ; le prodigue assembloit,
Les rats de tout le voisinage.
Il tenoit table ouverte en seigneur,
Où selon l’ordre, tout dîneur
Payoit son échot de loüange.
Est toûjours bien fêté celui chez qui l’on mange.
Le bon rat comptoit donc ses amis par ses doigts,
(car il prenoit pour siens les amis de sa table ; )
Chacun l’avoit juré cent fois ;
Voudroient-ils lui mentir ? Cela n’est pas croyable.
Mais cependant l’autre maître du grain,
Voyant que ces messieurs le menoient trop bon train,
Se résolut de le changer de place.
Le grénier fut vuidé du soir au lendemain.
Voilà mon rat à la besace.
Heureusement, dit-il, j’ai fait de bons amis.
Tout plein de cet espoir, chez eux il se transporte ;
Mais d’aucun il ne fut admis ;
Partout on lui ferma la porte.
Un seul rat, bon voisin, qu’il ne connut qu’alors,
Ouvrit la sienne, et le reçut en frère.
J’ai méprisé, dit-il, ton luxe et tes trésors ;
Mais je respecte ta misère :
Sois mon hôte ; j’ai peu ; ce peu nous suffira.
Je m’en fie à ma tempérance :
Mais insensé qui se fiera
À tout ami qu’amène l’abondance !
Il ne vient qu’avec elle ; avec elle il fuira.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Le Rat tenant table.