Dans je ne sais quel bois épais,
Près de je ne sais quel village,
Certains renards mauvais sujets,
Vivant de meurtre et de pillage,
S’étaient associés, dit-on,
Pour mettre à contribution
Les campagnes du voisinage.
Dieu sait l’effroi des poules du canton 1
Dieu sait aussi le caquetage,
Quand au peuple des basses-cours
Parvint cette affreuse nouvelle.
La terreur fut universelle ;
On n’en dormit pas de huit jours.
Mais de cette engeance fatale
Grande est la ruse, et l’adresse infernale.
Qu’on dormit, qu’on ne dormît pas,
Qu’on fût dindon, canard ou poule,
On fuyait en vain le trépas :
Les pauvres gens tombaient en foule
Sous la griffe des scélérats,
Qui faisaient chaque jour leurs quatre bons repas.
Près de là, dans une retraite,
Vivait un jeune anachorète, 2
Renard aussi, mais de nom seulement,
A l’air candide, et dont la dent
N’avait jamais trempé dans le sang innocent.
De ses frères pleurant le crime,
Tout rempli de confusion,
Il résolut, en son zèle sublime,
De tenter leur conversion.
Il part, il arrive, on l’embrasse ;
« C’est un frère, dit-on.
Cet accueil l’embarrasse ;
Il veut parler, on ne l’écoute pas.
« Vous avez faim, à table prenez place,
Nous vous écouterons, mais après le repas. »
Pauvre innocent, que vas-tu faire, hélas !
A leurs discours ne prête pas l’oreille ; 3
Fuis la tentation, ou tu succomberas !
Il est vrai : la raison le lui disait tout bas :
Mais il avait si faim, mais il était si las !
Mais il n’avait encor rien pris depuis la veille,
Et le festin que de loin il flairait
Exhalait un si doux fumet !
Et puis, refuser, il n’osait ;
C’eût été trop d’impolitesse.
Il accepta donc, ô faiblesse !
Parmi ces brigands il s’assit,
Et, s’il faut que je le confesse,
Il dîna de bon appétit.
Il est vrai que d’abord il secoua la tête
A leurs sanglants propos ; et puis plus rien ne dit,
( Un jeune animal est si bête
Au milieu de brigands d’esprit ! 4)
Puis il prêta l’oreille, et rougit, et sourit,
Et puis enfin il applaudit.
Bref, il goûta si fort la fête,
Et prit si gaiment son parti,
Qu’il devint grand’larron de bon anachorète ;
Le prêcheur fut le converti ! 5
Ô vous qui vous croyez apôtres,
Gardez-vous d’un zèle indiscret ;
Eprouvez-vous avant de convertir les autres
Et surtout n’allez point prêcher au cabaret.
“Le Renard convertisseur”
Commentaires sur la fable par l’Abbé O. Meurisse :
1 Ainsi, au dire de Béranger, vivait le disciple d’Épicure qui régnait à Yvetot, en Normandie :
Il faisait ses quatre repas
Dans son palais de chaume,
2 Anachorète : religieux qui vit seul dans le désert, du grec “Je me retire.”
3 Toute cette scène, où est décrite l’épreuve à laquelle est soumise la vertu du candide renard, est parfaite. C’est bien ainsi que la Jeunesse innocente et timide est souvent prise dans les filets du vice et de l’irréligion. Par timidité et par condescendance, on se tait ; par respect humain, on sourit ; par faiblesse, on fait comme les autres ; par lâcheté et par mauvais instincts, on persévère dans le mal.
4 L’innocence, qui ne connaît pas le mal, paraît en effet si simple et si ignorante au milieu des gens qui ont touché à tous les vices, que facilement, si elle n’est pas aussi énergique que pure, elle rougira de son ignorance et prêtera l’oreille aux mauvais propos.
5 L’apôtre saint Paul avertissait aussi les fidèles de son temps de ne pas prêter l’oreille aux mauvais propos des méchants : car par la douceur de leurs paroles, ils séduisent les cœurs innocents : Perdulces sermones seducunt corda innocentium. ( Ép. aux Romains, XVI, 18.) Et ailleurs, il ajoutait : Les mauvais discours corrompent les bonnes mœurs : Corrumpunt mores bonos colloquia mala, (I Ép. aux Corinthiens, XV, 33.)