Jean de La Fontaine
Poète, moraliste et fabuliste XVIIº – Livre 12 – Le Renard, le Loup, et le Cheval
Un renard, jeune encor, quoique des plus madrés,
Vit le premier Cheval qu’il eût vu de sa vie.
Il dit à certain Loup, franc novice : Accourez :
Un animal paît dans nos prés,
Beau, grand ; j’en ai la vue encor toute ravie.
– Est-il plus fort que nous ? dit le Loup en riant.
Fais-moi son Portrait, je te prie.
– Si j’étais quelque Peintre ou quelque Étudiant,
Repartit le Renard, j’avancerais la joie
Que vous aurez en le voyant.
Mais venez. Que sait-on ? peut-être est-ce une proie
Que la Fortune nous envoie.
Ils vont ; et le cheval, qu’à l’herbe on avait mis,
Assez peu curieux de semblables amis,
Fut presque sur le point d’enfiler la venelle.
Seigneur, dit le Renard, vos humbles serviteurs
Apprendraient volontiers comment on vous appelle.
Le Cheval, qui n’était dépourvu de cervelle,
Leur dit : Lisez mon nom, vous le pouvez, Messieurs :
Mon Cordonnier l’a mis autour de ma semelle.
Le Renard s’excusa sur son peu de savoir.
Mes parents, reprit-il, ne m’ont point fait instruire ;
Ils sont pauvres et n’ont qu’un trou pour tout avoir.
Ceux du Loup, gros Messieurs, l’ont fait apprendre à lire.
Le Loup, par ce discours flatté,
S’approcha ; mais sa vanité
Lui coûta quatre dents : le Cheval lui desserre
Un coup ; et haut le pied. Voilà mon Loup par terre
Mal en point, sanglant et gâté.
Frère, dit le Renard, ceci nous justifie
Ce que m’ont dit des gens d’esprit :
Cet animal vous a sur la mâchoire écrit
Que de tout inconnu le Sage se méfie..
Autre version
Analyses de Chamfort
V. 1. Un renard jeune encore. . . .
Même défaut dans cet Apologue que dans le précédent. C’est presque la même chose que celui du loup et du cheval ( livre V, fable 8). Il est vrai qu’il a une leçon de plus, celle de la vanité punie.
V. 15..Le loup, par ce discours flatté,
S’approcha. Mais sa vanité
Lui coula quatre dents, etc. . .
L’avantage aussi que La Fontaine a trouvé en introduisant ici un acteur de pins qu’en l’autre , c’est de faire débiter la morale par le renard , au lieu que, dans l’autre fable , le loup se la débite à lui-même , malgré le mauvais état de sa mâchoire. (Le Renard, le Loup, et le Cheval)
Commentaires de MNS Guillon
Le sujet de celte fable est par lui-même très-sérieux ; trop de précision et d’élégance l’auraient rendue triste et froide : mais égayée par une sorte de familiarité naïve, elle est agréable et riante.
Pas un détail qui ne soit assaisonné d’un enjouement naturel qui n’est pas une finesse, mais est sans affectation ; qui ne tient point an bel esprit, et qui fait naître sans cesse le sourire sur les lèvres.
C’est le langage d’un homme simple, d’un bonhomme, si l’on veut, qui s’élève rarement au-dessus du style ordinaire, sans tomber dans le style trivial, et dont la simplicité est toujours piquante. Les expressions les plus communes deviennent les plus plaisantes, par la manière dont elles sont placées, telles que Mon Cordonnier l’a mis autour de ma semelle.
Les vieilles locutions , les tours anciens sont si bien fondus avec les nouveaux, qu’ils ne fout point disparate, et qu’ils forment ensemble ce style dont la naïveté est le principal caractère ». ( M. Clément, Journal littér. n°. 10. Octobre, 1796.)
1) Enfiler la venelle. Proverbe populaire, prendre la fuite. Venelle, petite rue dérobée.
2) Mal en point. Il faut éclaircir cette expression , quoiqu’elle
s’explique d’elle-même par ses conséquents, Sanglant et gâté.
Ce vieux mot est l’inverse de lien en point, qui se trouve pour triomphant dans les anciens auteurs, tels qu’Olivier de la Marche ( poème du Parement et Triomphe des Dames d’Honneur), et Louise Labé (Débats de Folie et l’Amour, p. 45 ).
Dans la fable de Régnier, une Lionne fait le rôle du Loup, et le Loup celui du Renard. On y rencontre quelques traits de cette bonhomie, de cette malice enjouée, qui composait le caractère original de l’ancienne naïveté française. Son plus grand même est d’avoir offert à La Fontaine un modèle qu’il ne lui a pas été difficile de surpasser.