Un Savetier chantait du matin jusqu’au soir :
C’était merveilles de le voir,
Merveilles de l’ouïr ; il faisait des passages,
Plus content qu’aucun des sept sages.
Son voisin au contraire, étant tout cousu d’or,
Chantait peu, dormait moins encor.
C’était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le Savetier alors en chantant l’éveillait,
Et le Financier se plaignait,
Que les soins de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.
En son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit : Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? – Par an ? Ma foi, Monsieur,
Dit avec un ton de rieur,
Le gaillard Savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n’entasse guère
Un jour sur l’autre : il suffit qu’à la fin
J’attrape le bout de l’année :
Chaque jour amène son pain.
– Eh bien que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
– Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours ;
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes,)
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
Qu’il faut chommer ; on nous ruine en Fêtes.
L’une fait tort à l’autre ; et Monsieur le Curé
De quelque nouveau Saint charge toujours son prône.
Le Financier riant de sa naïveté
Lui dit : Je vous veux mettre aujourd’hui sur le trône.
Prenez ces cent écus : gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin.
Le Savetier crut voir tout l’argent que la terre
Avait depuis plus de cent ans
Produit pour l’usage des gens.
Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre
L’argent et sa joie à la fois.
Plus de chant ; il perdit la voix
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis,
Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l’oeil au guet ; Et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent : A la fin le pauvre homme
S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus !
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus.
Autre analyse:
Commentaires et analyses sur “Le Savetier et le Financier” de MNS Guillon
Analyses de Chamfort – 1796.
V. 1. Un savetier chantait, etc. . . .
Voici un Apologue d’un ton propre à bannir le sérieux du précédent. C’est La Fontaine dans tout son talent, avec sa grâce , sa’ variété ordinaire. La conversation du savetier et du financier ne serait pas indigne de Molière lui-même; il dut être sur-tout frappé du trait :
V. 45. Si quelque chat faisait du bruit ; Le chat prenait l’argent, etc…
Et de cet autre :
V. 37. . . . Dans sa cave il enserre L’argent et sa joie à la fois.
Il y a un autre trait qui dut donner à rêver à Molière , c’est celui, plus content qu’aucun des sept Sages. Molière , si philosophe , et malgré sa philosophie, si malheureux, dut faire quelque attention à ce vers. Ne relevons pas quelques mauvaises rimes, comme celle de monsieur , qu’on pardonnait alors parce qu’elle rimait aux yeux ; et cette autre , naïveté et curé.
Commentaires de MNS Guillon – 1803.
(1) Des passages. « Ornement dont on charge un trait de chant » pour l’ordinaire assez court, lequel est con)posé de plusieurs notes ou diminutions, qui se chantent pu se jouent très-légèrement. C’est ce que les Italiens appellent aussi passon. (J.J.Rousseau, Dict de Musique)
(2) Plus content qu’aucun des sept Sages de la Grèce. On suppose qu’ils puisoient le contentement à la félicité dans l’étude de la sagesse et l’exercice de la vertu. – Les historiens de la vie d’Anacréon lui prêtent un mot semblable à celui qui fait le sel de cet apologue. Pendant le séjour que ce poète fît à Samos, Polycrate lui envoya cinq talens d’or. Anacréon n’ayant pu se livrer au sommeil- pendant deux nuits à cause de cette somme, la renvoya le lendemain , en prononçant ces mots remarquables : il fait absolument mépriser et dédaigner tout ce qui peut contenir le germe du chagrin et de l’inquiétude. Polycrate lui demanda pourquoi il lui avoit renvoyé les cinq talens : je hais, lui répondit Anacréon avec une noble franchise, je hais un présent qui m’empêche de me livrer pendant la nuit aux douceurs du sommeil. ( Trad. d’Anacr. par Moutonnet de Clairfons, page 4 , edit. in-8°.Paris, 1780.)
(3) Comme le manger et le boire. Nous avons déjà vu… Lire la suite