Pañchatantra ou fables de Bidpai
5e. Livre – X. — Le Singe et le Roi
Dans une ville était un roi nommé Tchandra. Il y avait pour l’amusement de ses fils une troupe de singes. Ceux-ci étaient continuellement engraissés avec beaucoup d’aliments, de mets,
et cetera. Celui d’entre ces singes qui était le chef de la troupe connaissait les doctrines d’Ousanas, de Vribaspatis et de Tchânakya ; il les pratiquait, et il instruisait tous les singes. Dans le palais il y avait un troupeau de béliers qui servaient à porter les petits princes. Un d’entre eux, par gourmandise, entrait jour et nuit sans crainte dans la cuisine et mangeait tout ce qu’il apercevait; et les cuisiniers le battaient avec tout ce qu’ils voyaient devant eux, bois ou pierre. Quand le chef de la troupe de singes vit cela, il pensa : Ah ! cette guerre du bélier et des cuisiniers causera la perte des singes. Car ce bélier est un libertin pour tâter les mets, et les cuisiniers, très-colères, le frappent avec tout ce qui se trouve près d’eux. Si donc, faute d’autre chose, ils le frappent un jour avec un tison, ce bélier, qui a beaucoup de laine, s’enflammera même avec très-peu de feu. Puis en brûlant il entrera dans l’écurie qui est proche, et celle-ci prendra feu à cause de la grande quantité de paille. Alors les chevaux seront brûlés. Mais Sâlibotra a dit que le mal causé aux chevaux par une brûlure se guérit avec la graisse de singe. Ainsi assurément la mort nous menace. Après avoir fait ces réflexions, il appela tous les singes et leur dit en secret :
Dès qu’il y a querelle des cuisiniers avec un bélier, celle querelle amènera sans aucun doute la perte des singes.
Par conséquent, si dans une maison il existe toujours une querelle sans motif, que celui qui désire vivre fuie loin de cette maison.
Les maisons tombent par les querelles, l’amitié est détruite par la médisance, les royaumes périssent par les mauvais rois, la réputation des hommes se perd par les mauvaises actions.
Ainsi, avant que nous soyons tous détruits, abandonnons ce palais et allons dans la forêt.
Mais lorsqu’ils eurent entendu ces paroles incroyables de leur chef, les singes, enflés d’orgueil, lui dirent en raillant : Hé ! ton intelligence s’est affaiblie par la vieillesse; voilà pourquoi tu dis cela. Nous ne laisserons pas les aliments exquis et pareils à l’ambroisie que les fils du roi nous donnent de leurs propres mains, pour manger là dans la forêt des fruits sauvages, dont le jus est astringent, piquant, amer ou acide. Quand le chef de la troupe eut entendu cela, il les regarda avec des yeux troublés de larmes, et dit : Hé, hé, sots que vous êtes ! vous ne savez pas quelle fin aura ce bonheur, car ce bonheur, qui n’est doux qu’à l’instant où l’on en jouit, deviendra à la fin comme du poison. Aussi je ne verrai pas de mes yeux la destruction de ma race; maintenant je vais aller dans cette forêt. Et l’on dit :
Heureux ceux qui ne voient pas la ruine de leur pays, la destruction de leur race, leur femme dans les mains d’un ennemi et leur ami dans l’infortune.
Le chef de la troupe, lorsqu’il eut ainsi parlé, les quitta tous et alla dans la forêt. Or, après qu’il fut parti, le bélier entra un jour dans la cuisine. Le cuisinier, ne trouvant rien autre chose pour le battre, le frappa avec un morceau de bois à demi flambant. Le bélier, frappé avec cela, entra, le corps à moitié en feu et en poussant des cris, dans l’écurie qui était proche. Comme il se roulait là sur le sol couvert d’une grande quantité de paille, les flammes s’élevèrent de tous côtés, et des chevaux attachés dans l’écurie quelques-uns eurent les yeux crevés et moururent, d’autres brisèrent leurs licous, coururent çà et là, le corps à moitié brûlé, en hennissant, et mirent tout le monde en alarme. Cependant le roi, affligé, appela des médecins qui connaissaient le Sâlihotra, et leur dit : Hé, hé ! indiquez un moyen de guérir les brûlures de ces chevaux. Ceux-ci, après avoir médité les préceptes de la science, répondirent : Majesté, là-dessus le vénérable Sâlihotra a dit :
Avec la graisse des singes, le mal causé aux chevaux par une brûlure disparaît comme l’obscurité au lever du soleil.
Que l’on emploie donc à l’instant ce remède, avant qu’ils périssent de la maladie. Le roi, lorsqu’il eut entendu cela, ordonna de tuer les singes. Bref, ils furent tous tués. Mais le chef de la troupe de singes, quand il sut cet outrage envers sa race, tomba dans le plus profond chagrin. Par suite de ce chagrin, il renonça à la nourriture et à l’amusement, et erra de forêt en forêt. Et il pensa : Comment ferai-je du mal à ce méchant roi pour lui payer ma dette ? Et l’on dit :
Celui qui ici-bas. par crainte ou par cupidité, supporte un outrage fait par un homme de haute famille ou par un autre, doit être reconnu pour le plus vil des hommes.
Or comme ce vieux singe, tourmenté par la soif, courait çà et là quelque part, il arriva à un étang orné d’une quantité de lotus, et, regardant là avec adresse, il aperçut des traces d’animaux sauvages et d’hommes, lesquelles entraient dans l’étang, mais n’en sortaient pas. Puis il pensa : assurément, il doit y avoir un méchant lutin dans cette eau. Aussi je prendrai une tige de lotus et je boirai de l’eau à distance. Lorsqu’il eut ainsi fait, un râkchasa avec le cou orné d’un collier de pierres précieuses sortit du milieu de l’eau, et lui dit : Si quelqu’un entre dans cette eau, je le mange. 11 n’y a personne de plus fin que toi, qui bois de cette manière. Aussi je suis satisfait, demande ce que ton cœur désire. — Hé ! dit le singe, combien peux-tu manger ? Le râkchasa répondit : Je mange jusqu’à cent mille milliards de créatures, quand elles entrent dans l’eau; hors de l’eau, un chacal même est vainqueur de moi. — J’ai, dit le singe, une inimitié sans bornes contre un roi. Si tu me donnes ce collier de pierres précieuses, je séduirai ce roi par de trompeuses paroles , et je le ferai entrer dans cet étang avec sa suite. Lorsque le râkchasa eut entendu ces paroles croyables du singe, il lui remit le collier de pierres précieuses. Le singe, le cou orné du collier de pierres précieuses, alla à la ville, et pendant qu’il courait çà et là sur les arbres et sur les palais, les gens l’aperçurent et lui demandèrent : Hé, chef de troupe ! où es-tu allé demeurer si longtemps ? Où as-tu eu un pareil collier de pierres précieuses, qui par son éclat obscurcit le soleil même ? Le singe répondit : Il y a quelque part dans la forêt un étang très-caché, fait par Dhanada. Quiconque y entre au moment où le soleil est à moitié levé, et s’y plonge, en sort le cou orné d’un pareil collier de pierres précieuses, par la grâce de Dhanada. Quand le roi apprit cela des gens, il lit appeler le singe et lui demanda : Hé, chef de troupe ! cela est-il vrai ? Y a-t-il quelque part un étang qui renferme des colliers de pierres précieuses ? — Maître, répondit le singe, tu en as la preuve par ce collier de pierres précieuses que tu vois à mon cou. Si tu veux aussi des colliers de pierres précieuses, envoie quelqu’un avec moi, que je lui montre cette merveille. Lorsque le roi eut entendu cela, il dit : Si c’est ainsi, j’irai moi-même avec ma suite, afin d’avoir beaucoup de colliers de pierres précieuses. — Maître, dit le singe, c’est très-bien. Puis le roi partit avec sa suite, par désir d’avoir des colliers de pierres précieuses. Le singe, que le roi monté dans un palanquin avait mis sur son giron, voyagea avec contentement et avec confiance. Et certes on dit ceci avec raison :
Egarés par la cupidité, les hommes mêmes qui possèdent richesse et savoir se livrent à des choses qu’on ne doit pas faire, et errent dans des sentiers impraticables.
Et ainsi :
Celui qui a cent désire mille, celui qui a mille veut cent mille, celui qui possède cent mille veut ensuite la royauté, et après la royauté le ciel.
Le matin, lorsqu’ils furent arrivés à l’étang, le singe dit au roi : Majesté, en entrant dans cet étang quand le soleil est à moitié levé, on atteint son but. Il faut donc dire à toute ta suite d’entrer d’un seul et même élan. Mais toi, tu entreras avec moi, afin que nous allions à l’endroit déjà vu et que je te montre beaucoup de colliers de pierres précieuses. Puis tous ces gens entrèrent dans l’eau, et furent dévorés par le râkchasa. Or comme ils tardaient à revenir, le roi dit au singe : Hé, chef de troupe ! pourquoi ma suite tarde-t-elle si longtemps ? Lorsque le singe entendit cela, il monta vite sur un arbre, et dit au roi : Hé, méchant roi ! ta suite a été dévorée par un râkchasa qui demeure dans l’eau. J’ai satisfait l’inimitié que j’ai conçue contre toi à cause de la destruction de ma race. Va-t-en donc. J’ai réfléchi que tu étais mon maître, et je ne t’ai pas fait entrer dans cet étang. Car on dit :
Que l’on exerce des représailles, que l’on rende injure pour injure et mal pour mal. En cela je ne vois pas de faute.
Ainsi tu as détruit ma race ; moi, à mon tour, j’ai détruit la tienne.
Après avoir entendu cela, le roi, saisi de chagrin, s’en retourna vite comme il était venu. Puis, quand le roi fut parti, le râkchasa, bien repu, sortit de l’eau et dit avec joie :
Tu as abattu un ennemi, fait un ami et conservé un collier de pierres précieuses, en buvant de l’eau avec une tige de lotus; bravo, singe!
Voilà pourquoi je dis :
Celui qui agit par cupidité, sans considérer le préjudice, tombe dans l’affliction comme le roi Tchandra.
Le magicien à l’or continua : Hé, hé! congédie-moi, que j’aille à ma maison. Le brahmane à la roue répondit : On amasse de l’argent et des amis pour l’infortune ; comment donc peux-tu m’abandonner dans cette situation et t’en aller ? Et l’on dit :
L’ingrat qui abandonne un ami dans le malheur, et s’en va avec dureté, va dans l’enfer a cause de cette faute, assurément.
Hé ! dit le magicien à l’or, cela est vrai si, dans une situation où le secours est possible, quelqu’un qui peut secourir abandonne. Mais à cette situation les hommes ne peuvent apporter remède. Personne n’a le pouvoir de te délivrer. En outre, toutes les fois que je vois l’altération produite sur ton visage par la souffrance que tu éprouves en portant cette roue, je reconnais que je dois m’en aller vite de ce lieu, afin que ce malheur ne m’arrive pas à moi aussi. Et certes on dit ceci avec raison :
Telle que l’on voit l’ombre de ton visage, ô singe ! Crépuscule t’a saisi ; celui qui fuit conserve la vie.
Comment cela ? dit le brahmane à la roue. Le magicien à l’or raconta :
“Le Singe et le Roi”
- Panchatantra 69