Après trois ou quatre bons rois,
Deux tyrans et dix imbéciles
(Cela s’est trouvé quelquefois
Non chez ces animaux qui bâtissent des villes,
Mais chez ceux qui vivent aux bois),
Les hôtes des forêts, jusque-là si dociles,
Se lassèrent enfin du sort et de ses lois.
Mais aussi comment s’en remettre
Du soin de se choisir un maître
Aux caprices changeants de l’aveugle hasard ?
Quelque élevé que soit le trône,
On y naît sans esprit aussi bien qu’autre part,
Et que de cerveaux creux a coiffés la couronne !
Le remède à ce mal, c’était l’élection
Remplaçant le droit de naissance :
Le peuple l’adopta par acclamation,
Et sans examiner, dans son impatience,
Lequel était le pis du remède ou du mal.
Mais ce ne fut pas tout : un loup maigre et sauvage,
Au poil rude, à l’œil fauve, au farouche visage,
Et tenant dans sa griffe un morceau de journal,
Vint déclarer d’un ton brutal
Qu’il fallait que tout animal
Eût sa voix au chapitre et votât bien ou mal,
Sans distinguer le rang, ni le sexe, ni l’âge,
Ni l’espèce, ni le pelage,
Et non pas comme on fait chez ces pauvres humains
Où les trois quarts des gens sont privés du suffrage.
A ces mots, on battit des mains.
En vain un vieux renard, rendu prudent par l’âge,
Voulut insinuer, non sans ménagement,
Qu’il faudrait réfléchir un peu plus mûrement ;
Qu’on pourrait aller loin avec un tel système.
Il fut interrompu : « Dieu nous fit tous égaux,
Notre droit à tous est le même ! »
S’écrièrent cent animaux.
« Vraiment, vous dites des merveilles,
Ajouta l’âne avec un ton d’aigreur :
Mais pourquoi plus que moi seriez-vous électeur ?
N’ai-je pas, comme vous, monsieur le beau parleur,
Une bouche, un naseau, des yeux et des oreilles ?
— Rien de plus vrai, répondit l’orateur ;
J’en conviens même, et de grand cœur,
Mes oreilles, monsieur, ne valent pas les vôtres
Mais, à peu près semblables en ce point,
Nous différons en beaucoup d’autres.
Je sais lire, monsieur, vous ne le savez point :
Je connais les devoirs qu’impose la couronne,
Science nécessaire en celui qui la donne.
Tout cela, dites-moi, l’avez-vous su jamais ?
A peine, en m’écoutant, semblez vous me comprendre :
Eh ! mon bel âne, allez l’apprendre,
Et vous viendrez voter après ! »
La demande était légitime ;
Mais y faire justice eut été trop cruel,
Et le peuple cria d’une voix unanime :
Égalité pour tous, suffrage universel !
On vous élut avec ce beau système
Un roi qui s’enfuit le soir même,
Emportant couronne et trésor.
Que voulez-vous ! ce prince avait l’amour de l’or.
Le second, ce fut pis encor ;
C’était la sottise suprême
Rayonnant sous le diadème.
Que vous dirai-je du troisième ?
Si ce n’est qu’il vécut en vrai Caligula !
Le pauvre peuple s’en tint là,
Corrigé par l’expérience,
Qui corrige si peu de gens.
Il revint au droit de naissance,
Et s’en remit au Ciel du choix de ses tyrans.
“Le Suffrage universel”