Un jour le Temps vint trouver le Destin :
« Seigneur, dit-il, ma charge est trop pesante,
Chacun trouve ma marche ou trop prompte ou trop lente ;
Je suis injurié par tout le genre humain.
Il n’est point de courrier plus grondé que le vôtre,
Et point de plus exact, le fait est bien certain,
Mais entendre crier du soir jusqu’au matin,
C’est par trop ennuyeux, chargez-en donc quelqu’autre
Aussi bien je suis vieux, j’ai besoin de repos,
Je n’ai bientôt plus que la peau sur les os. »
— « Bon ! reprit le Destin, de quoi peut-on se plaindre
Tu fais ton métier rondement. »
— « De quoi? seigneur Destin : en vain je voudrais peindre
Des mortels contre moi l’injuste acharnement ;
Si les dieux ont quelques caprices,
C’est à moi seul que le monde s’en prend,
Je réponds de leurs injustices.
Lorsque j’arrive, on veut me renvoyer ;
Lorsque je pars, on voudrait me lier.
Les amoureux surtout, dans leur extravagance,
Ont mille fois lassé ma patience ;
Ils m’accusent que moi les accidents du sort ;
J’apporte la froideur, la vieillesse et la mort.
Que j’aille comme un trait ou comme une tortue,
Rien ne leur plaît, ils me blâment toujours ;
Ils m’accusent enfin de tuer leurs amours,
Quand c’est avec l’amour que souvent on me tue.
Par te Styx, c’en est trop, je n’y puis plus tenir ;
Leur déraison épuise ma constance :
Ainsi, seigneur, imposez-leur silence,
Ou bien je cesse de courir.
Lorsqu’il eut fini sa prière,
Le Destin dit : Ainsi soit fait.
Mais ne pouvant, tout puissant qu’il était,
Parvenir à nous faire taire,
Il le rendit sourd tout-à-fait.
Depuis ce jour, le vieillard, sans oreille,
Rit de nos cris qu’il n’entend pas.
Rien ne l’endort, rien ne l’éveille ;
Il va toujours le même pas.
“Le Temps et le destin”