Un Vieillard sur son Ane aperçut en passant
Un Pré plein d’herbe et fleurissant.
Il y lâche sa bête, et le Grison se rue
Au travers de l’herbe menue,
Se vautrant, grattant, et frottant,
Gambadant, chantant et broutant,
Et faisant mainte place nette.
L’ennemi vient sur l’entrefaite :
Fuyons, dit alors le Vieillard.
– Pourquoi ? répondit le paillard.
Me fera-t-on porter double bât, double charge ?
– Non pas, dit le Vieillard, qui prit d’abord le large.
– Et que m’importe donc, dit l’Ane, à qui je sois ?
Sauvez-vous, et me laissez paître :
Notre ennemi, c’est notre Maître :
Je vous le dis en bon François.
Analyses de Chamfort – 1796.
V. 15. Notre ennemi c’est notre maître.
On ne cesse de s’étonner de trouver un pareil vers dans La Fontaine , lui qui dit ailleurs :
On ne peut trop louer trois sortes de personnes, Les dieux , sa maîtresse et son roi.
Lui qui a dit dans une autre fable :
Je devais par la royauté
Avoir commencé mon ouvrage.
On ne lui passerait pas maintenant un vers tel que celui-là et on ne voit pas pourtant qu’on le lui ait reproché sous Louis XIV. Les écrivains de nos jours, qu’on a le plus accusés d’audace, n’ont pas poussé la hardiesse aussi loin. On pourrait observer à La Fontaine que notre maître n’est pas toujours notre ennemi, qu’il ne l’est pas lorsqu’il veut nous faire du bien et qu’il nous en fait ; que Titus , Trajan furent les amis des Romains et non pas leurs ennemis ; que l’ennemi de la France était Louis XI, et non pas Henri IV.
Commentaires de MNS Guillon – 1803.
(1) Se vautrant, etc. Observez qu’il n’y a ici ni répétition, ni confusion d’idées.
(2) Sur l’entre faite. Au singulier , contre l’usage.
(3) Répondit le paillard. Paillard se prend ordinairement pour impudique et crapuleux ; il désigne aussi méchanceté, friponnerie ; puis, en s’adoucissant par l’usage, il signifie encore gaillard, drôle, bon compagnon. Son acception primitive a dû être : rustre, homme de la campagne , du mot paille ; aussi lit-on , dans les anciens auteurs , paillards de plat pays. Comme les Allemands disent : lands-knechts, c’est-à-dire , gens rustiques ou élevés à la campagne , où ils couchaient ordinairement sur la paille.
(4) Notre ennemi, c’est notre maître. La pensée de ce vers est hardie ; elle n’est pas plus vraie en politique qu’en morale. Là où tout le monde est maître, tout le monde est esclave.
Études sur les fables de La Fontaine, P. Louis Solvet – 1812.
Phèdre, liv. 1,F. 15.
V. 15. Notre ennemi, c’est notre maître.
« On ne cesse de s’étonner, dit Chamfort,de trouver un pareil vers dans La Fontaine ; et il ne paraît pas, cependant, ajoute-t-il, qu’on le lui ait reproché sous Louis XIV. » C’est que le propos qu’il renferme est sans application dans nos mœurs : c’est celui d’un esclave à qui, ami ou ennemi, tout devient à peu près indiffèrent, si son sort est de gémir toujours sous une dure servitude ; et telle est la misérable condition de l’âne , qu’en tout état de choses, Martin Bâton doit être constamment son principal seigneur et maître.
Analyse littéraire des fables de La Fontaine, Louis Moland, 1872.
Fable XVI. Le Cheval et l’Ane. Æsop., 125, 24. — Plutarque, Les Règles et Préceptes de santé, § LIX — Ugobardi Sulmonen-sis, 43.
Guillaume Tardif, le lecteur du roi Charles VIII, fait une application politique de cette fable. « Cet apologue, dit-il, veult donner à entendre que les riches et puissants hommes des cités ne doivent pas laisser porter aux pauvres ruraux et champestres toutes les charges des tailles et impôts, lesquels sont mis sur eulx par les princes pour la conservation de la chose publique. Ains les doibvent relever en payant partie desdicts impôts; car, quand les ruraux et champestres seront tant chargés et qu’on aura prins et plumé toute leur substance, il conviendra puis après que ceulx qui sont riches et puissants fournissent au de-mourant. » (Le Vieillard et l’Ane)