Timoléon Jaubert
Poète, magistrat et fabuliste XIXº – Le vigneron et la chenille
Un vigneron courbé par l’âge,
Les yeux baissés, la pioche en main,
Parcourait lentement son modeste héritage.
Sur sa vigne il fondait l’espoir du lendemain.
Il rêvait au bonheur de nourrir sa famille,
(Pour le pauvre, seul rêve d’or !)
Lorsque sur une souche il vit une chenille.
« Encor une ! dit-il, dois-je tuer encor ?
Imprudente ! pourquoi te risquer à ma vue ?
Douleurs d’autrui sont mes douleurs ;
Mais tu manges ma feuille, il faut que je te tue ;
Tu dois mourir comme tes sœurs. »
A l’instant sur la pauvre bête
Se balançait un gros sabot.
Mais sans frayeur dressant la tête,
La chenille dit aussitôt :
« Tu peux frapper si je t’offense ;
Frapper trop vite est un danger ;
Sans entendre notre défense,
Dieu seul, oui Dieu seul peut juger !
La plante est un abîme où ta raison s’égare ;
Un brin d’herbe a ses tourbillons ;
Moi j’épure ce monde où l’insecte prépare
Ses innombrables bataillons.
Comme toi je naquis, comme toi j’ai ma place ;
Dieu me donne deux fois un corps ;
Beau papillon d’azur je brille dans l’espace,
Mais avant, comme toi, je me traîne et je mords. »
– Oui, dit le vigneron, en toi Dieu se révèle ;
Ta réponse me satisfait.
– L’homme est donc bien aveugle !… apprends enfin, dit-elle,
Que Dieu fait bien tout ce qu’il fait.
Timoléon Jaubert