A M. JULES GRENIER, Sténographe.
Petit Louis, blond marmot de douze ans,
Le front courbé sur un affreux grimoire,
De signes inconnus rétifs à sa mémoire
Etudiait le répertoire,
Et murmurait entre ses dents :
« Drôle d’invention que la sténographie !
Toujours des ronds, des traits, des arcs et des accents !
Joli coup d’œil, ma foi !… Le diable, je parie,
Le grand diable d’enfer qui perdit nos parents
A fourré son nez là-dedans.
Je crois même (Dieu me pardonne !)
Que c’est Belzébuth en personne
Que ce monsieur Duployé-là.
Et pourtant… et pourtant, papa
Veut que je m’applique à cela.
Je demande un peu pourquoi faire ?
Quel besoin ai-je, enfin, plus que mon cousin
Pierre ou que le gros Jacquot, le fils de la fruitière,
D’écrire avec rapidité ?
Suffit-il pas, en vérité,
De notre écriture ordinaire,
Et me dois-je par là distinguer du vulgaire ? »
Ainsi disait l’enfant ; et son papa
Qui s’était caché près de là,
Souriait dans sa barbe, entendant cette plainte.
Or, c’était à la fin de la semaine sainte :
Voilà Pâques qui vient avec ses rouges œufs,
Son triple carillon qui vole jusqu’aux cieux
Et ses alléluia joyeux.
C’est grand’fête surtout à la ville voisine ;
Tous les plaisirs y sont réunis à la fois :
Une femme sauvage, un chien qui tambourine,
Des marchands de gâteaux et des chevaux de bois,
Et des tirs à la carabine,
Sans compter un pongo*, qui jongle avec des noix
Et pince de la mandoline.
Ce n’est pas tout encore : on annonce à grand bruit
Qu’un superbe ballon, aux abords de la nuit,
S’élancera de la grand’place,
Emportant à travers l’espace,
Dans son voyage de hasard,
Un rival du fameux Godard.
Oh ! ce ballon… rêve de sa jeunesse !
Petit Louis en tremble de plaisir
Bonheur prochain, dont il parle sans cesse !
Seul idéal que son esprit caresse !
Voir un ballon, et puis mourir !…
« Allons, viens ! dit le père, et du jarret, bonhomme !
En deux heures de marche on peut être là-bas :
Partons. — Partons ? — Eh oui ! Tu me regardes comme
Un événement ?— Mais nous ne prenons donc pas
Cocotte ? — Oh! non, Cocotte est bien à l’écurie ;
Laissons Cocotte en repos, je te prie,
Nous irons bien à pied, mon gars.
— Mais nous irions plus vite… — Eh ! bon Dieu ! pourquoi faire ?
Quel besoin avons-nous plus que ton cousin Pierre
Ou que le gros Jacquot, le fils de la fruitière,
D’aller avec rapidité ?
Suffit-il pas, en vérité,
De marcher comme à l’ordinaire?
Nous devons-nous par là distinguer du vulgaire ? »
Petit Louis comprit, et pleura bien un peu,
Mais le papa fut inflexible.
Force lui fut d’aller au grand soleil de Dieu,
Heurtant aux durs pavés son petit pied sensible ;
Et lorsqu’il arriva, fatigué, harassé,
Le beau ballon était lancé.
*Orang-outan.
“L’Enfant et le Sténographe”