Un Pinsemaille (1) avait tant amassé
Qu’il ne savait où loger sa finance.
L’avarice, compagne et sœur de l’ignorance,
Le rendait fort embarrassé
Dans le choix d’un dépositaire ;
Car il en voulait un, et voici sa raison :
L’objet tente ; il faudra que ce monceau s’altère,
Si je le laisse à la maison ;
Moi-même de mon bien je serai le larron (2).
Le larron, Quoi jouir, c’est se voler soi-même !
Mon ami, j’ai pitié de ton erreur extrême ;
Apprends de moi cette leçon :
Le bien n’est bien qu’en tant que l’on s’en peut défaire.
Sans cela c’est un mal. Veux-tu le réserver
Pour un âge et des temps qui n’en ont plus que faire ?
La peine d’acquérir, le soin de conserver,
Otent le prix à l’or, qu’on croit si nécessaire.
Pour se décharger d’un tel soin,
Notre homme eût pu trouver des gens sûrs au besoin ;
Il aima mieux la terre, et prenant son compère,
Celui-ci l’aide. Ils vont enfouir le trésor.
Au bout de quelque temps, l’homme va voir son or :
Il ne retrouva que le gîte.
Soupçonnant à bon droit le compère, il va vite
Lui dire : Apprêtez-vous ; car il me reste encor
Quelques deniers : je veux les joindre à l’autre masse.
Le compère aussitôt va remettre en sa place
L’argent volé, prétendant bien
Tout reprendre à la fois sans qu’il y manquât rien.
Mais, pour ce coup, l’autre fut sage :
Il retint tout chez lui, résolu de jouir,
Plus n’entasser, plus n’enfouir ;
Et le pauvre voleur, ne trouvant plus son gage,
Pensa tomber de sa hauteur.
Il n’est pas malaisé de tromper un trompeur.
(L’Enfouisseur et son Compère)
Analyses de Chamfort – 1796.
V. 1. Un pincemaille avait tant amassé.
Le résultat de cette fable est encore très peu de chose ; mais, dans l’exécution, elle offre plusieurs vers très-bons. Je me contente de les indiquer à la marge.
V. dernier. Il n’est pas malaisé de tromper un trompeur.
Cela n’est pas exactement vrai ; et souvent c’est une chose très-difficile. J’aurais mieux aimé que La Fontaine eût exprimé le sens de l’idée suivante : Heureux celui qu’un seul avertissement engage à triompher de sa passion favorite!
Commentaires de MNS Guillon – 1803.
1 pincemaille, etc. Avare qui ne dépenseroit pas une maille, une obole. Clément Marot :
Car voire argent, très débonnaire prince,
Sans point de faute est subject à la pince.
D’où il a fait le composé de pincemaille.
Haut capitaine Pincemaille.
2 Moi-même de mon bien je serai le larron.
Ce vers d’un excellent comique, rappelle le trait de l’avare de Molière, à qui l’on reproche de dérober la nuit l’avoine de ses chevaux, et par là d’être le larron de son propre bien. (Acte II, se I.) Cette expression heureuse et due à Phèdre : Ipsum te fraudas cibo. (L. IV. f. 20.)
Peu d’observations à faire sur cet apologue, remarquable toutefois par la vivacité du dialogue, la philosophie des réflexions, et la sagesse de sa morale.